« Tout ce qu’Israël fait aux Palestiniens justifie que j’embarque dans ce bateau »
Issue d’une famille de résistants au nazisme, la militante de 83 ans Isaline Choury a lutté toute sa vie contre le racisme, le fascisme et l’antisémitisme. Dénonçant le suprémacisme blanc et le colonialisme persistant des État occidentaux qui soutiennent Israël, elle se trouve actuellement à bord d’un navire de la Freedom Flotilla Coalition.
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© Hicham Rami
Isaline Choury fut enseignante à la faculté de lettres d’Antananarivo (Madagascar) de 1973 à 1981, avant de rejoindre ensuite l’équipe de campagne de François Mitterrand, pour l’élection présidentielle. Elle travaille à la présidence de l’Élysée jusqu’en 1995 avant de rejoindre le ministère des Affaires étrangères. Retraitée en Corse, elle fait des recherches historiques sur la Résistance, dont elle transmet la mémoire au sein de plusieurs associations. Elle se trouve actuellement à bord d’un navire de la Freedom Flotilla Coalition. La veille de son départ, elle a confié à Politis son espoir de briser le blocus illégal imposé par Israël et de créer un corridor humanitaire.
Comment avez-vous vécu l’accusation d’antisémitisme à l’égard des personnes qui dénoncent le génocide en Palestine ?
Isaline Choury : J’ai été scandalisée par ces accusations. La stratégie de communication de Benyamin Netanyahou a très bien fonctionné en Europe auprès de gouvernements qui ont gardé une idéologie colonialiste. C’est pour ça qu’ils ont tant tardé à reconnaître la Palestine. J’ai très mal vécu les accusations d’antisémitisme envers les soutiens à la Palestine car ma tante, la résistante Danielle Casanova, est morte dans le camp de Birkenau.
Avec 230 compagnes résistantes, elle a connu le même sort que les Juifs. Quand j’avais 10 ans, ma grand-mère m’a convoquée dans la pièce interdite de la maison, qu’on appelait « le musée de Danielle Casanova ». Elle m’a raconté non seulement ce qu’avait vécu sa fille, mais aussi le génocide, la torture, le courage des résistants, les camps de concentration. Elle m’a montré les lettres de sa fille. J’en suis sortie titubante, sous le choc, ça m’a marquée à vie.
Comment cette histoire familiale a-t-elle nourri votre engagement ?
J’ai la photo de ma grand-mère accroupie qui ramasse les cendres de déportés, j’ai mes souvenirs d’enfant de personnes sortant des cars en pyjama rayé, j’ai le carnet offert à ma grand-mère avec les signatures des gens qui avaient été déportés dans les camps. Tous disaient : « Plus jamais ça. » Pour moi, ça voulait dire que je devais militer contre le racisme et l’antisémitisme. Pendant la guerre d’Algérie, j’ai compris que ce grand slogan « plus jamais ça », qui devait s’adresser à tous, n’englobait pas les Arabes. Le racisme anti-arabe m’a choquée.
Mon militantisme est pour la défense de tous les droits humains.
À l’âge de 16 ans, j’ai créé un mouvement de lycéens pour la paix en Algérie. Je n’ai jamais cessé de lutter. Aujourd’hui, je suis à la retraite. Mon militantisme est pour la défense de tous les droits humains, pour la justice sociale, la fraternité et contre toutes formes de racisme, contre l’antisémitisme et contre l’islamophobie. À chaque rencontre, à chaque conférence, dans des lycées ou ailleurs, je termine par l’actualité brûlante et je parle de Gaza. Je sais que si Danielle Casanova était là, elle serait sur tous les fronts.
Vous êtes également la fille de Maurice Choury, qui a lancé l’insurrection en Corse contre l’occupation nazie. Sur ce territoire militant, comment s’est concrétisé le soutien à la lutte palestinienne ?
Durant nos rassemblements, nous sommes en direct soit avec des médecins de Gaza, soit avec des poètes. On diffuse leur voix dans des haut-parleurs devant la préfecture. Nous avons envoyé une lettre aux députés corses et à la collectivité territoriale dans laquelle nous exposons les 12 points qu’il faut respecter concernant la Palestine. Nous avons été écoutés. Nous, les Corses, le premier département libéré dix mois avant le continent pendant la Seconde Guerre mondiale, nous avons été la première région à reconnaître symboliquement l’État de Palestine.
Notre collectif a été invité au vote de l’Assemblée corse et nous avons assisté au vote à l’unanimité. Nous étions très contents. Je me rends bien compte que c’est symbolique, car seul un État peut reconnaître un autre État, mais ça a tout de même du poids. J’ai vu, il y a quelques jours, que 86 mairies avaient arboré un drapeau de Palestine. Quand les préfectures leur ont demandé de les enlever, les maires ont dit non.
Tous ces symboles sont importants. Car ça montre que le peuple ne veut plus du monde actuel. Ça montre que l’opinion publique est prête à changer de monde. Je continue de militer pour défendre les migrants, pour la lutte contre le fascisme, pour un monde nouveau, pour les valeurs de Danielle Casanova. Son mot d’ordre à elle, c’était la justice. Mon premier mot à moi, c’est l’amour. L’amour exige la justice pour tout le monde. Donc je suis de tous les combats.
Comment arrivez-vous à faire passer vos messages, notamment auprès des jeunes ?
Une partie de la jeunesse corse devient très raciste. En décembre 2015, une manifestation a eu lieu dans le quartier populaire des Jardins de l’empereur à Ajaccio, en représailles d’une attaque de pompiers corses. En tête, il y avait tous les fascistes de la ville et les indépendantistes de droite. Il y avait des pancartes « Les Arabes dehors »… J’ai peut-être 83 ans, mais je suis très dynamique. Quand je vais dans des collèges, j’apporte des objets. La poupée que ma tante a fabriquée avant de partir en camp de concentration, avec sa robe en chiffon, le carnet des déportés avec les messages qu’ils ont écrits… Je parle aux jeunes en leur rendant la guerre plus proche et en touchant leur affect.
Pour eux, la guerre, c’est loin. Alors je montre que ce n’est pas si loin puisque je suis bien vivante.
La dernière fois que je suis intervenue, au bout de deux heures, une jeune fille s’est levée, a couru vers moi et m’est tombée dans les bras. Deux autres l’ont suivie et sont venues également dans mes bras. Quels que soient leurs familles et leurs copains, ce témoignage les marquera. Si on était quinze comme moi en Corse à sillonner tous les lycées, on ralentirait la montée du racisme. Le racisme progresse en Corse car le Rassemblement national joue sur les identités liées à l’indépendance corse et sur la figure de Bardella, un jeune et beau garçon.
Ils envoient des gens tracter en ville en costume-cravate, ce qui séduit les jeunes. Ces jeunes ne savent pas que, lorsque ces militants ont fini de tracter, ils rejoignent un local où il y a peut-être des croix nazies. Le travail de mémoire est essentiel. Pour eux, la guerre, c’est loin. Alors je montre que ce n’est pas si loin puisque je suis bien vivante, que j’étais bébé à l’époque et que j’ai baigné dans le récit de ceux qui ont vécu la guerre. C’est de la mémoire de chair et pas de la mémoire de pierre. Beaucoup de gens en France ferment les yeux, soit parce qu’ils se disent que c’est encore les Juifs et les Arabes qui se tapent dessus, soit parce qu’ils acceptent le génocide par pur racisme. Mais ils ne se rendent pas compte qu’ils seront en danger comme tout le monde s’il y a une guerre mondiale.
Quand j’ai écouté le discours de Netanyahou à l’ONU la semaine dernière, je l’ai trouvé encore plus virulent que d’habitude sur la forme. Sur le fond, il n’a pas changé sa stratégie de communication selon laquelle les Juifs font face aux barbares et aux terroristes. Son affolement révèle qu’il ne croit plus lui-même en sa stratégie, qui est en train de craquer de partout. J’ai vu un lion affolé qui ne maîtrisait plus rien. Sa seule proposition, c’est la guerre, l’agression, la volonté de dominer toute la région. Il nie tout pouvoir au Tribunal pénal international et à l’ONU. C’est une horreur. Ça veut dire non seulement que les Palestiniens ne retrouveront pas leur terre, mais que toute l’humanité est aussi menacée.
Je retrouve tout ce qui m’a révoltée dans mon enfance sur le nazisme : isoler les gens, les enfermer, les éradiquer.
Pourquoi avoir voulu vous engager sur la flottille ?
J’ai voulu m’engager sur cette flottille, où nous serons une centaine, d’abord pour créer un corridor humanitaire. Pour que des journalistes, des médecins et de la nourriture puissent entrer à Gaza, où tout le monde meurt de faim. Le but est aussi de faire pression sur les gouvernements qui n’ont pas encore pris de sanctions, comme l’a fait l’Espagne. Les Palestiniens qui n’ont pas encore été tués ont été déplacés de force et sont maintenant dans un périmètre de 45 km2.
Pour moi, c’est un ghetto. Je retrouve tout ce qui m’a révoltée dans mon enfance sur le nazisme : isoler les gens, les enfermer, les éradiquer. Au génocide et au nettoyage ethnique s’ajoute la destruction des infrastructures et de la culture. Je ne pouvais que m’indigner. Je suis la doyenne de cette flottille. J’ai 3 enfants, 13 petits-enfants, 4 arrière-petits-enfants et je pars quand même. J’ai envoyé une lettre aux partis politiques de gauche et à la CGT pour qu’ils fassent pression sur le président, afin qu’il nous protège.
Avez-vous peur ?
Je suis consciente des risques que je prends. J’ai peur car je me demande ce que va faire Netanyahou. Sa stratégie est de harceler les flottilles avec les drones et de déclencher des petits incendies. Il pourrait bombarder les navires, mais il ne l’a pas fait. Donc il ne faut pas qu’on ait peur et il faut qu’on continue, pour espérer ouvrir le couloir humanitaire. À 24 heures du départ, on se prépare à être arrêtés. Nous avons des formations pour assurer notre sécurité, des conseils d’avocats. Netanyahou a fait savoir que les prochaines personnes arrêtées sur des flottilles seraient enfermées dans d’autres prisons que les précédentes et seraient considérées comme des terroristes.
Je ne pense pas qu’il puisse faire ça, vu le nombre de participants. Ce qui est fondamental, c’est que tout le monde fasse pression sur le gouvernement français. L’Espagne a envoyé des marins pour protéger les flottilles, l’Italie aussi. Et la France, la « patrie des droits humains », ne fait rien. C’est choquant ! Quand nous demandons au gouvernement de nous protéger et que le Quai d’Orsay répond « vous étiez prévenus qu’il ne fallait pas aller à Gaza », c’est une honte.
J’ai ressenti le même sentiment de honte pendant la guerre d’Algérie lorsque, la nuit du 17 octobre 1961, la police a jeté dans la Seine des Algériens qui manifestaient pacifiquement. Je participais à la manifestation, j’ai été arrêtée, j’étais dans un car de CRS. Les vitres du car à côté de nous étaient maculées de sang. La police avait jeté des Arabes dans la Seine après les avoir tués. À l’époque, personne n’en avait parlé. Ce jour-là, j’ai cessé d’être fière d’être française.
En quoi, selon vous, le consentement tacite au génocide à Gaza, quand ce n’était pas un soutien explicite, est lié au racisme qui existe en France ?
Tout vient du fait que l’Europe est coloniale. Le colonialisme a perduré après les indépendances dans l’idéologie et dans la pratique. C’est le suprémacisme blanc qui consiste à penser que nous sommes une démocratie et qu’en face, il y a les barbares et les terroristes. À Gaza, il y a de jeunes soldats israéliens qui écrasent les caisses de nourriture en riant, car, pour eux, les Palestiniens sont comme des rats et non des êtres humains. C’est exactement ce qu’avaient fait les nazis. J’ai été hantée par le souvenir du nazisme.
Sanctionner Israël et Netanyahou est une nécessité pour que le massacre cesse.
Sanctionner Israël et Netanyahou est une nécessité pour que le massacre cesse. Pour l’instant, notre président reconnaît l’État de Palestine sans Palestine, avec des négociations possibles avec Israël, sans sanctions pour les criminels et sans droit au retour pour les Palestiniens. Netanyahou engage des pourparlers avec les États-Unis pour partager les bénéfices des terres qui ont été volées aux Palestiniens et mettre en place leur projet fou de Riviera. On ne peut pas continuer comme ça.
Comment préparez-vous le départ de la flottille ?
Notre flottille part demain (1). Mes amis m’ont appelée pour le rassemblement hebdomadaire pour Gaza devant la préfecture afin que, depuis l’Italie, où je me trouve actuellement, je chante « Bella Ciao » et crie « Free Palestine ». Je ne lâche jamais rien. Nous aurions voulu que notre bateau parte d’Ajaccio. Malheureusement, on a eu un souci et il ne pouvait pas prendre la mer. J’ai donc rejoint une flottille qui part d’Italie, La Conscience. J’ai pris l’avion jusqu’à Rome puis je me suis rendue en Sicile. J’ai ensuite fait 13 heures de car pour rejoindre les Pouilles.
L’entretien a été réalisé le 29 septembre 2025.
Ces trois derniers jours, je n’ai pas arrêté de demander à mes contacts de harceler le Quai d’Orsay et l’Élysée pour qu’ils protègent les ressortissants français apportant une aide humanitaire à Gaza, en cas d’arrestation illégale dans les eaux internationales par l’État d’Israël. Malgré ces risques, tout ce qu’Israël impose aux Palestiniens, que ce soit le génocide ou l’apartheid, justifie qu’à mon âge j’embarque dans ce bateau. Il y a des cabines pour dormir, auxquelles on ne peut accéder que par des escaliers raides qu’il faut être capable de descendre rapidement. Donc je dormirai par terre. J’ai fait des exercices de sécurité. Physiquement et mentalement, j’en suis capable.
Y a-t-il un message que vous voulez faire passer ?
Plus on parle de nous, plus ça obligera le président à agir.
Quoi qu’il arrive à notre bateau, je veux que mes messages restent et soient transmis. J’ai beaucoup d’amis journalistes. Je voudrais qu’ils parlent de nous. Plus on parle de nous, plus ça obligera le président à agir. Je veux aussi dire à la jeunesse : ne fermez pas les yeux. On est dans une période charnière. Les peuples entiers sont prêts à voir un nouveau monde, car quelque chose ne marche plus. Il faut qu’on construise un monde de justice, d’altruisme, de solidarité. Un monde où chacun peut vivre avec un minimum vital, arrêter la paupérisation et les inégalités démentielles. Tous ces combats sont liés, car ce sont des thèmes d’humanité, c’est tout.
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