Thomas Piketty : « Le combat pour la taxation des plus riches ne fait que commencer »

L’économiste, spécialiste des inégalités et professeur à l’École d’économie de Paris revient sur la séquence politique et économique actuelle alors que le sujet de la taxe Zucman s’impose dans le débat public. Et appelle l’ensemble des forces progressistes à se lancer dans ce combat pour l’égalité.

Pierre Jequier-Zalc  • 17 septembre 2025 abonné·es
Thomas Piketty : « Le combat pour la taxation des plus riches ne fait que commencer »
Meeting de Raphaël Glucksmann pour les élections européennes, à Paris, au Zénith, le 30 mai 2024.
© Maxime Sirvins

« Taxer les riches ». Ce slogan n’a jamais été autant d’actualité. Alors que Sébastien Lecornu, le nouveau premier ministre, tente de trouver un équilibre politique pour faire adopter un budget, la question d’un impôt sur le patrimoine des ultra-riches fait son chemin. Pour le spécialiste des inégalités économiques et coauteur de Ce que l’égalité veut dire (Seuil, 2025), cela n’est que le début d’un combat qui s’annonce acharné en vue d’une meilleure justice fiscale – et donc d’une meilleure répartition des richesses et du pouvoir.

Dans la séquence politique et sociale que nous vivons, trouvez-vous que la question de l’égalité revient au centre du jeu ?

Thomas Piketty : Oui, elle revient, même si elle n’a jamais vraiment disparu. Ce qui me frappe aujourd’hui, c’est que le combat pour l’égalité en général et, plus particulièrement, pour la taxation des plus riches ne fait que commencer. Dans la séquence qui s’ouvre, la gauche a besoin d’être forte et unie. Je le dis avec gravité et sérieux. Le point qui a été posé dans le débat actuel est celui de la taxe Zucman, c’est-à-dire un impôt plancher de 2 % pour les personnes détenant plus de 100 millions d’euros de patrimoine. Ce qui est, disons-le, un minimum absolu.

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Avoir réussi à imposer cela dans le débat public est à la fois très important et en même temps cela ne suffira pas à résoudre les problèmes que l’on a. Pourtant, on observe déjà le niveau de résistance politique, médiatique et juridique – le Conseil constitutionnel peut retoquer le projet de taxe comme il l’a déjà fait par le passé – qui se dresse contre cette mesure.

Cela n’est pas étonnant. Il y a toujours eu, face à toutes les avancées historiques vers l’égalité, un front d’une puissance inouïe. Celui-ci n’a été battu en brèche que grâce à des mobilisations très fortes. Toutes les étapes importantes historiques vers l’égalité, de l’abolition des privilèges fiscaux pendant la Révolution française à l’abolition de l’esclavage, ont été des batailles majeures. Elles ont nécessité des transformations institutionnelles, constitutionnelles et cela n’a jamais été facile. Au contraire ! Et c’est pour cela que cela demande une unité et une priorisation des combats par rapport aux sources possibles de division.

La gauche doit clairement faire plus pour convaincre.

La gauche est-elle à la hauteur dans ce combat ?

La mesure proposée reste très minimaliste et la gauche doit clairement faire plus pour convaincre. Il ne faut pas s’arc-bouter sur l’idée que le programme parfait a déjà été mis en place lors de la présidentielle de 2022 ou pendant l’alliance du Nouveau Front populaire (NFP). Bien sûr, cela reste bien mieux que les autres forces politiques – libérales et nationalistes –, mais il va falloir être beaucoup plus convaincant sur le fond pour gagner. Il faut que tout le monde fasse preuve de modestie et se mette au travail pour ce combat qui ne fait que commencer.

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Les mobilisations sociales des 10 et 18 septembre peuvent-il aider dans la poursuite de cet objectif ?

Tout à fait ! La mobilisation des citoyens et des syndicats est très importante. Les organisations des salariés ont été insuffisamment associées à la question de la progressivité de l’impôt, de la taxation des plus riches. Pendant longtemps, on a vécu avec l’idée que les syndicats ne devaient se préoccuper que du financement de la Sécurité sociale par les cotisations sociales. Or, c’est un très bon modèle dans un monde où le partage entre capital et travail est sous contrôle.

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Mais il devient insuffisant quand la répartition entre salaire et profit n’est absolument plus sous contrôle et que l’actionnariat est incroyablement concentré, comme c’est le cas aujourd’hui. Donc impliquer les syndicats et le mouvement social dans la question de la redistribution du capital et du changement du régime de propriété me paraît indispensable. Il faut construire un contre-budget citoyen qui ne soit pas contre les partis ou les groupes parlementaires – parce qu’on ne peut rien faire sans eux –, mais qui implique plus largement le mouvement social. On ne peut plus laisser la tuyauterie budgétaire à d’autres.

D’un point de vue économique, la question de la justice fiscale est au centre des débats actuels, après des années à dénigrer toute forme de hausse d’impôt. Pourquoi ?

C’est un ensemble de facteurs économiques et politiques qui entrent en résonance. De manière objective, il y a un enrichissement spectaculaire des plus grandes fortunes. Les 500 plus grandes fortunes du pays ont vu leur richesse multipliée par près de 6 en quinze ans ! Cela s’explique notamment par un taux d’imposition sur le revenu économique très faible pour ces personnes. Aujourd’hui, il y a ce principe de réalité que même des économistes macroniens, comme Jean Pisani-Ferry ou Olivier Blanchard, sont obligés de reconnaître.

Répondre à une crise de la dette n’est pas un problème technique, c’est un sujet éminemment politique et de conflits entre classes sociales.

Et puis il y a une réalité politique. Les classes populaires et moyennes refusent de payer davantage et on refuse politiquement de mettre à contribution les plus riches. Donc on s’en sort en accumulant de la dette. Aujourd’hui, la France connaît sa quatrième crise de la dette publique, après celles de la Révolution française et des deux guerres mondiales. La situation actuelle se rapproche plus de celle de la Révolution française. Le pouvoir politique refuse de mettre fin à des situations de privilèges fiscaux et on accumule de la dette pour gagner du temps, jusqu’à ce que ça devienne intenable. Même si, pour l’instant, la France n’est pas dans une situation désespérée, car nos taux d’intérêt restent bas.

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Ce qui est intéressant, c’est qu’on s’en est toujours sorti. La perspective historique permet un peu de calmer le jeu face aux excitations qu’on entend en ce moment. Cela ne veut pas dire que c’est facile, car à chaque fois cela donne lieu à des crises politiques et à des conflits sociaux sur la répartition des richesses. Répondre à une crise de la dette n’est pas un problème technique, c’est un sujet éminemment politique et de conflits entre classes sociales.

Que faudrait-il pour que l’impôt soit plus progressif ?

Au-delà de la taxe à 2 % sur les plus grands patrimoines, je défends un barème qui puisse aller jusqu’à 90 %, aussi bien sur les revenus que sur les patrimoines. Car, au-delà d’un certain seuil, il n’y a pas de justification à une accumulation de fortune et de pouvoir aussi démesurée. Une taxe annuelle de 2 % apparaît même dérisoire : il faudrait un siècle pour simplement revenir au niveau de 2010. Pour stabiliser ces fortunes, il faudrait donc plutôt un taux d’imposition de 7 ou 8 % par an. C’est d’ailleurs ce qu’avaient proposé Bernie Sanders ou Elizabeth Warren lors de la présidentielle américaine de 2020.

Sur les questions de régime de propriété et de redistribution du pouvoir économique, la réflexion reste insuffisante à gauche.

Enfin, il faut sortir de l’idée que la progressivité fiscale serait une question purement budgétaire. L’enjeu n’est pas seulement de récupérer de l’argent pour les finances publiques, mais aussi de redistribuer le pouvoir économique et politique. Si une entreprise n’a pas de liquidités pour payer l’impôt, elle peut toujours verser l’équivalent en titres, que ce soit à l’État ou aux salariés. Derrière cette logique se joue une vraie bataille sur la déconcentration du pouvoir.

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Est-ce que la gauche s’empare suffisamment de ces questions de progressivité ?

Pas assez. La gauche n’a pas suffisamment travaillé ses argumentaires pour répondre aux critiques de la droite. Prenons l’exemple des entreprises qui n’auraient pas de cash pour payer une taxe : beaucoup de responsables politiques de gauche se laissent facilement désarçonner par des journalistes ou des adversaires politiques mieux préparés. Même parmi les insoumis, qui se présentent comme radicaux, le discours reste celui d’une social-démocratie très molle. Sur les questions de régime de propriété et de redistribution du pouvoir économique, la réflexion reste insuffisante.

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Le débat autour de la taxe Zucman marque-t-il un rapprochement entre intellectuels et politiques
de gauche ?

Face à une droite énergique et offensive, la gauche manque encore d’énergie et de projection.

Chacun doit jouer son rôle. Mais je trouve les économistes souvent trop timorés dans le débat public. La profession est structurellement dominée par des profils libéraux, macroniens. Ceux qui ne le sont pas n’osent pas assez s’affirmer. L’initiative de Gabriel Zucman est à ce titre intéressante : elle montre qu’en travaillant avec des élus, des assistants parlementaires, des journalistes, et en formulant des propositions précises, on peut imposer ces idées dans le débat public. Certes, sa proposition de taxe reste minimaliste par rapport à ma vision d’un barème à 90 %, mais elle a le mérite de compliquer la tâche de ceux qui s’y opposent frontalement. Face à une droite énergique et offensive, la gauche manque encore d’énergie et de projection.

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