« Le ministre des Affaires étrangères empêche des Palestiniens de sortir de la bande de Gaza »
Pour contester la suspension des évacuations vers la France, les avocats de Palestiniens bloqués à Gaza, soutenus par des associations, ont décidé de saisir en urgence le Conseil d’État . Interview de Lyne Haigar, l’une des avocates ayant travaillé sur le recours.

© Maxime Sirvins
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Dans un communiqué publié la semaine dernière, les associations requérantes (Nidal, l’UJFP, le SAF et le Gisti) annonçaient avoir saisi le Conseil d’État pour condamner « l’interdiction générale et absolue » du ministre qui « condamne au désespoir des dizaines de personnes qui devraient être sauvées ». Dans cette interview, Lyne Haigar dénonce les effets dramatiques de ce qui s’apparente à une « punition collective ».
Que s’est-il passé après l’annonce par le ministre de la suspension des évacuations ?
Lyne Haigar : Cette décision a été prise dans un cadre juridique inconnu. Ça a été annoncé à l’occasion d’une interview le 1er août qui suivait une polémique sur une jeune palestinienne accusée d’avoir relayé des posts antisémites. Le ministre des Affaires étrangères, Jean-Noël Barrot, a réagi intempestivement en annonçant la suspension totale des évacuations à Gaza le temps de mener des enquêtes sans préciser leur teneur, les personnes qu’elles concernaient. Pour nous, c’étaient des effets d’annonce. Aucun texte, aucun règlement n’a suivi cette annonce.
Quelles sont les répercussions pour les personnes concernées ?
Malheureusement, on a très vite constaté les effets de cette annonce puisqu’une opération d’évacuation prévue le 6 août a été annulée. Les évacuations ont donc été suspendues sans qu’aucun cadre juridique n’ait été posé. Les gens ont simplement reçu des messages du consulat français de Jérusalem disant que c’était annulé et que toutes les autres étaient suspendues jusqu’à nouvel ordre.
On attaque cette décision sur la base d’une règle juridique simple : quand une prise de position publique a pour conséquence de modifier une situation juridique, elle constitue un acte administratif en soit attaquable. En l’occurrence, cette décision du ministre a pour conséquence d’empêcher les gens de sortir de la bande de Gaza. Si l’audience a lieu au Conseil d’État et non devant le tribunal administratif, c’est en raison de la publicité de la décision et de l’absence de caractère individuel. Cette décision a tout d’une punition collective.
Les évacuations ont donc été suspendues sans qu’aucun cadre juridique n’ait été posé.
Depuis novembre 2023, 500 personnes sont sorties de Gaza pour aller vers la France, ce qui n’est pas grand-chose à l’échelle de l’ensemble des Palestiniens de Gaza. Elles ont pour la plupart le droit le plus strict de venir ici.
Je voudrais aussi souligner le timing de cette prise de décision. Le 11 juillet, la Cour nationale du droit d’asile, la CNDA, avait reconnu que les Palestiniens de Gaza étaient persécutés au regard de l’ampleur des opérations sur place mais aussi des déclarations des acteurs israéliens. Ils pouvaient donc avoir le statut de réfugié. Trois semaines plus tard, Barrot vient les punir collectivement en essentialisant les Palestiniens.
C’est-à-dire ?
Sur la base de propos qui auraient été relayés par une jeune fille palestinienne de Gaza, on condamne tous les Palestiniens en les présumant coupables d’antisémitisme. En fait, on les essentialise ici comme Israël les essentialise à Gaza. De la même manière que les Israéliens fondent leur action sur le fait que tous les Palestiniens pourraient appartenir au Hamas, la France fait de tous les Palestiniens une menace à l’ordre public. Ce raccourci serait inaudible pour n’importe quel peuple, mais c’est apparemment audible quand ça concerne des Palestiniens.
Quelles sont exactement les requêtes que vous porterez jeudi devant le Conseil d’État ?
La première correspond au cas de réunification familiale. Quand quelqu’un a acquis le statut de réfugié ici, il peut faire venir son conjoint et ses enfants mineurs, c’est le droit à la réunification. Ça concerne trois familles et c’est soutenu par les associations. La deuxième correspond à des groupes de personnes : les journalistes, les universitaires, les artistes et les cas d’évacuation médicale. Ils sont maintenus dans la bande de Gaza depuis la suspension des évacuations.
Il y a un cas pour lequel on s’inquiète particulièrement : il devait sortir car il était trop malade et il a été admis à l’hôpital avec un pronostic vital engagé. Il se pourrait aussi qu’il y ait des cas de personnes qui devaient sortir et qui ne sont pas sorties et qui ont été blessées ou tuées dans l’intervalle, notamment de maladies ou blessures non soignées.
La France fait de tous les Palestiniens une menace à l’ordre public.
Concrètement, la décision du ministre a mis des vies en danger. Y aurait-il des façons de mettre en cause sa responsabilité en tant que personne ?
Ce sera un cadre très particulier dans lequel on dira qu’il a dépassé ses fonctions ou que sa décision n’a pas été prise de manière réglementaire. Notre urgence, c’est de faire annuler cette décision et de faire sortir les gens. Le premier outil juridique, c’est la saisine en urgence du Conseil d’État. Les enquêtes et les actions pénales prennent du temps. En revanche, toute la question de la responsabilité pénale, administrative de personnes qui ont par leur passivité continué à maintenir des gens sur le territoire alors qu’ils ne devraient pas y être sera une question pour les tribunaux.
Certains décideurs ne semblent pas prendre la mesure de l’enjeu. Aujourd’hui, maintenir quelqu’un à Gaza, ce n’est pas simplement un risque pour sa vie, c’est un risque de traitement inhumain et dégradant, de déplacement forcé, de famine. C’est un supplice de toutes les heures qui s’ajoute au risque de mourir.
La France maintient des gens dans un génocide et en même temps reconnaît aujourd’hui l’État de Palestine. Qu’en pensez-vous ?
On craint non seulement l’absence totale d’effet favorable de la reconnaissance d’un État palestinien sur place, mais aussi que ça puisse empirer la situation. C’est toute la difficulté de cette symbolique : on pourrait s’en réjouir, mais pas du tout. Les Israéliens ont menacé de fermer le consulat français de Jérusalem en cas de reconnaissance. Pour le coup, sans intervention du consulat, les évacuations risquent d’être impossibles.
Aujourd’hui, maintenir quelqu’un à Gaza, c’est un risque de traitement inhumain et dégradant, de déplacement forcé, de famine.
Par sa parole, Jean-Noël Barrot a bloqué le consulat de toute diligence possible. Alors que les agents travaillaient depuis des mois à faire sortir les gens, à demander l’autorisation des Israéliens. Tout ce processus a été brutalement rompu par le ministre. Et un mois et demi plus tard, la reconnaissance de l’État va mettre à mal l’existence même du consulat français.
Qu’attendez-vous de l’audience qui se tiendra, ce jeudi 25 septembre ?
Beaucoup. C’est la première fois que les autorités vont être confrontées à leurs propres décisions. Jusque-là, dès qu’on menait des actions devant le tribunal administratif, le gouvernement se prévalait de l’acte de gouvernement. Autrement dit : les juridictions administratives se déclarent incompétentes car les actes qu’on attaquait concernaient des relations diplomatiques. Pour la première fois, nous savons que la décision est franco-française. Elle est issue d’une polémique alimentée par l’extrême droite à laquelle le ministre a immédiatement répondu par un amalgame insupportable.
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