« Rendre sa dignité à chaque invisible »

Deux démarches similaires : retracer le parcours d’un aïeul broyé par l’histoire au XXe siècle, en se plongeant dans les archives. Sabrina Abda voulait savoir comment son grand-père et ses deux oncles sont morts à Guelma en 1945 ; Charles Duquesnoy entendait restituer le terrible périple de son arrière-grand-père, juif polonais naturalisé français, déporté à Auschwitz, qui a survécu. Entretien croisé.

Olivier Doubre  • 11 septembre 2025 abonné·es
« Rendre sa dignité à chaque invisible »
© Maxime Sirvins

Par son travail, l’autrice Sabrina Abda rappelle la violence et l’impunité du pouvoir colonial français en Algérie. Par sa ténacité, elle a réussi à accéder à des archives que l’administration française bloque ou cache encore trop souvent. Via l’histoire de Nuta Rychter, son arrière-grand-père, l’auteur Charles Duquesnoy raconte la « mise au ban » par Vichy des Juifs naturalisés avant 1940. Grâce aux archives, il retrace le processus désormais connu qui s’abat sur eux : spoliation, arrestation, Drancy, déportation, jusqu’aux « marches de la mort » d’un camp à l’autre. 

Ils ont assassiné mon grand-père en 1945, à Guelma, Sabrina Abda, Arcane 17 éditions, coll. « Les invisibles », 156 pages, 14 euros.

Nuta, immigré juif polonais, cordonnier à Paris (1900-1967), Charles Duquesnoy, Arcane 17 éditions, coll. « Les invisibles », 292 pages, 22 euros.

Comment se met-on à écrire son premier livre, à la fois personnellement et historiquement ?

Sabrina Abda : C’est une démarche qui s’impose à un moment donné. Je voulais écrire un livre sur la ville de Guelma, d’où viennent mes ancêtres paternels. Quand j’ai su par mon père, alors que j’étais jeune adulte, que mon grand-père et mes oncles y avaient été fusillés en mai 1945, j’ai commencé à lire tout ce que je trouvais sur ces massacres. Quand mon père est décédé en 2019, il y a eu un déclic vis-à-vis de mon grand-père et de mes origines algériennes.

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Il fallait que je fasse quelque chose pour eux et, en lisant le début des mémoires de mon père – que je lui avais demandé d’écrire –, j’ai commencé à écrire moi-même, dans cette solitude liée à la perte de mon père bien-aimé, dont j’étais si proche. J’ai réellement lu, à ce moment-là, tous les livres sur cette période que je n’avais fait qu’entrouvrir, tellement j’avais été choquée, plus jeune, d’y trouver mon nom de famille, parfois plusieurs fois, et des scènes d’horreur concernant les massacres en Algérie en 1945.

La consultation des archives françaises a été déterminante, dans la mesure où j’ai trouvé des centaines de documents sur Guelma et des dizaines sur ma famille. J’ai alors voulu transmettre dans un livre ce que j’avais découvert, en partant de ma petite histoire familiale pour aller vers la grande histoire. Je ne suis pas historienne, mais une citoyenne. Cette histoire nous concerne tous et j’ai voulu écrire à la première personne un témoignage sur cette période. Et les associations ou les gens que j’ai rencontrés sur cet « autre 8 mai 1945 » m’ont convaincue de partager mon histoire.

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Charles Duquesnoy : On se met à écrire son premier livre sans le savoir. Il me semble évident que si, au départ, je m’étais dit que j’allais écrire un livre, je ne l’aurais pas fait, je n’y serais jamais parvenu. C’est petit à petit que j’ai compris que j’avais de la matière, peut-être pour écrire un article, peut-être pour produire un podcast, et finalement c’est devenu un livre. Il est également difficile de définir pourquoi on se met à faire des recherches.

J’ai eu une sorte de déclic un jour sur cette histoire, la déportation de mon arrière-grand-père : quelque chose m’a frappé et, à partir de là, il me fallait aller jusqu’au bout de l’enquête. Il s’agissait pour moi, de manière très personnelle, de répondre à des questions, mais surtout de poser des questions à ma grand-mère quand il en était encore temps, tant qu’elle pouvait encore répondre, et d’avoir ainsi la possibilité de transmettre cette mémoire à mes neveux et nièces, à la génération à venir. Après, il aurait été trop tard, et j’aurais passé ma vie à le regretter.

En outre, on se met toujours à écrire dans un contexte historique particulier : un historien écrit sur le passé mais se place dans le présent. Quand j’ai commencé cette enquête, on vivait l’époque un peu étrange de l’après-covid. Les politiques ne cessaient d’employer un vocabulaire martial. « Nous sommes en guerre » avait été la rengaine du confinement. Cela m’a amené à m’interroger sur cet abus de langage et donné l’envie d’étudier davantage la vie des Français durant la Seconde Guerre mondiale. Et c’est sur celle de mon arrière-grand-père qu’a portée mon enquête, c’est là que j’ai trouvé toutes les sources.

Parmi toutes vos découvertes sur la vie de chacun de vos aïeux, qu’est-ce qui vous a le plus surpris ou choqué ?

C. D. : Dans l’enquête en tant que telle, dans la démarche historique de partir à la recherche de sources, ce qui m’a le plus surpris, c’est l’accueil que j’ai reçu dans tous les centres d’archives : les Archives nationales, les Archives de Paris, le Mémorial de la Shoah, la Maison de la culture yiddish, même les archives d’Auschwitz, de Yad Vashem ou du Mémorial de l’Holocauste à Washington, ou à Arolsen en Allemagne, tous m’ont répondu avec une immense gentillesse. J’ai constaté qu’il y avait un vaste univers de personnes qui gardaient toutes ces sources précieusement, très méthodiquement, et qu’il était assez facile d’entrer en contact avec elles.

Un choc a été de voir combien l’appareil administratif français de Vichy puis l’appareil concentrationnaire nazi étaient méthodiques, pointilleux.

C.D.

Ensuite, cela a été un choc pour moi de découvrir qu’il y avait autant de sources sur un homme que je connaissais aussi peu ! Un autre choc, cependant, a été de voir combien l’appareil administratif français de Vichy puis l’appareil concentrationnaire nazi étaient méthodiques, pointilleux. À un point tel que quasiment chaque jour de la vie de Nuta pouvait être retracé sans que lui n’ait jamais laissé une seule source. Ainsi, j’ai mené cette enquête à partir de la parole des autres, de ce que les autres avaient noté sur lui. Tout mon travail d’historien, toute ma méthode a été de deviner les choix qui se cachent derrière les chiffres, les dates et les lieux : sous la surface des indications administratives, fonctionnelles, il y a en fait des choix, des émotions, des peurs, des connaissances. C’est comme cela qu’un historien donne vie aux sources, recrée en quelque sorte la vie derrière l’archive.

S. A. : Ce qui m’a surprise, pour ma part, c’est le ton de l’époque dans les documents d’archives, les expressions racistes et le fait que les Algériens étaient considérés comme des « indigènes », donc des inférieurs. Des mots qu’il ne serait plus possible d’employer à notre époque. Ensuite, ce qui m’a énormément choquée dans les archives, cela a été de trouver le nom de mon grand-père, la date et l’heure auxquelles il est parti de la prison vers la fosse commune, avec ses camarades. J’ai trouvé aussi des détails sur les charniers, leurs dimensions, etc. Cela m’a anéantie. J’allais me cacher dans les toilettes des Archives pour pleurer et me calmer afin de pouvoir continuer mon travail de recherche.

La quantité de documents qui existent sur l’Algérie est phénoménale et je ne m’attendais pas à en trouver autant.

S.A.

La quantité de documents qui existent sur l’Algérie est phénoménale et je ne m’attendais pas à en trouver autant. Lire les dernières paroles de mon oncle Smail dans le journal Alger républicain a été un moment très fort et douloureux. La bureaucratie française a tout noté, mis à part ce qu’elle a fait disparaître des archives. J’ai ainsi découvert l’engagement forcé de mon grand-père durant la guerre 1914-1918 comme tirailleur algérien et des documents sur les fours à chaux transformés en fours crématoires en périphérie de Guelma, où les corps des membres de ma famille fusillés ont été brûlés ensuite. Ceci en 1945 !

Hier [Sabrina Abda était en Algérie au moment de notre entretien, NDLR], j’ai été à Oued Cham [ex-Villars]. Là, des habitants âgés m’ont expliqué comment l’armée française, en mai 1945, avait aspergé d’essence les corps de personnes qu’elle avait fait fusiller devant la place de l’église. Ces informations m’avaient été confirmées aux Archives. Beaucoup de choses terribles se sont passées et je poursuivrai mes recherches.

Charles Duquesnoy : « La Shoah est une histoire humaine, pas seulement juive. » Sabrina Abda : « En France, l’autre 8 mai 1945 subit encore un silence pesant. » (Photo : Maxime Sirvins.)

La réception des deux moments historiques que vous relatez dans vos deux livres est très différente. La Shoah a un Mémorial, est reconnue aujourd’hui (après des décennies de silence) et presque devenue une histoire officielle. Les massacres de mai 1945 d’Algériens, surtout à Sétif et Guelma, sont, eux, ignorés, non reconnus, sinon encore niés par certains en France (même s’il y a maintenant des monuments les commémorant en Algérie). Quels sont les effets de cette différence fondamentale de réception ?

C. D. : Oui, l’histoire de la Shoah est aujourd’hui officielle, protégée, enseignée – et c’est essentiel. Mais cette officialisation peut mener à une forme de banalisation. J’ai constaté parfois une indifférence des élèves, ce qui m’a poussé à renouveler ma manière d’enseigner, pour éviter que ce sujet fondamental ne devienne un simple rituel vide de sens. Les commémorations des 80 ans de la libération d’Auschwitz m’ont aussi troublé : certaines avaient des airs de célébration, et certains éditeurs ont profité de l’événement à des fins purement commerciales.

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Malgré tout, il est heureux que cette mémoire soit institutionnalisée, notamment depuis le discours de Jacques Chirac en 1995. Mon livre veut rappeler que la Shoah est une histoire humaine, pas seulement juive. Nuta, mon arrière-grand-père, était un homme aux multiples identités – migrant, père, fils, Polonais, Français. Mon travail est celui d’un historien, pas un livre de mémoire familiale. Je m’oppose à ceux qui instrumentalisent cette histoire, comme l’extrême droite aujourd’hui, qui prétend lutter contre l’antisémitisme alors qu’elle en fut longtemps le vecteur.

S. A. : J’ai une double culture, mais je n’ai pas appris cette histoire – les massacres de mai 1945 en Algérie – à l’école. C’est mon père qui me l’a racontée, très tard, tant il en était traumatisé. Il avait fui l’Algérie en 1954, car il était menacé de mort après que mon grand-père et mes oncles avaient été tués. Ma grand-mère l’avait supplié de partir. Cette mémoire est restée enfermée, transmise dans la douleur. En France, malgré quelques mots officiels depuis 2005, rien n’est véritablement reconnu ni commémoré. En Algérie, au contraire, le 8 Mai est une journée nationale de la mémoire. En France, c’est encore un silence pesant – une double peine pour ceux qui, comme moi, héritent de cette histoire occultée.

Vos deux livres ont sans doute pour point commun de raconter deux épisodes terribles de déshumanisation. Partagez-vous ce point de vue ?

S. A. : Les massacres en 1945 en Algérie ont anéanti des milliers de familles. Pourtant, mon grand-père avait dû faire la guerre de 1914-1918, pour la France, il a reçu un diplôme de bonne conduite et puis, quelques années plus tard, il a été fusillé et brûlé. Il était innocent, instruit, c’était un notable. Mon oncle Smail était le secrétaire d’un mouvement, les Amis du manifeste et de la liberté (AML), lui aussi très instruit. Nous étions une famille connue à Guelma.

J’ai été très seule depuis le secret révélé par mon père et pendant mon travail d’écriture.

S.A.

Cette fureur de destruction, de déshumanisation, je l’ai ressentie dans les livres et dans les archives, mais j’ai trouvé aussi, bien qu’un peu tard, des documents de la presse de gauche, surtout communiste, qui demandaient des comptes au gouvernement provisoire de l’époque et parlaient d’exécutions illégales et de milliers d’assassinats. Cela m’a marquée, car je me suis dit que des hommes de l’époque avaient aussi essayé de condamner ces exécutions et leurs commanditaires, mais ils n’ont pas été entendus par le pouvoir colonial.

Des Américains et des Anglais sont aussi passés en Algérie et ont réalisé des reportages. J’ai été très seule depuis le secret révélé par mon père et pendant mon travail d’écriture, même si mon cousin, le seul de ma famille en France, m’a soutenue. Mon père m’a inculqué des valeurs de tolérance et d’amour, et j’ai rencontré aussi des gens formidables durant les colloques auxquels j’ai participé, des gens qui sont venus vers moi pour me remercier.

(Photo : Maxime Sirvins.)

C. D. : J’ai trouvé effectivement des points communs entre mon livre et celui de Sabrina, notamment ce qu’elle décrit très bien : sa sidération devant la découverte du contenu des archives sur l’histoire de son grand-père. J’ai pu me retrouver dans son travail, et nous avons connu souvent les mêmes difficultés, des hésitations, des lenteurs communes. Par contre, je ne dirais pas que le point commun de nos livres est la déshumanisation, qui est certes le point commun de ce qui est arrivé à nos ancêtres.

Nos deux aïeux sont nos héros et nous avons tous deux, je crois, tenté de les faire vivre à travers nos mots.

C.D.

Je crois que le point commun de nos deux livres est tout d’abord qu’ils s’inscrivent dans l’histoire de France – peut-être pas celle à laquelle on s’attend – car ils parlent de deux hommes qui ont été français, chacun avec un destin tragique pour lequel la France a toute sa responsabilité. Ils font partie de l’histoire de France. Enfin, je crois qu’à côté de la déshumanisation, nos deux livres traitent au contraire de l’humain, de rendre sa dignité à chaque invisible. Nos deux aïeux sont nos héros et nous avons tous deux, je crois, tenté de les faire vivre à travers nos mots. Ce qui rend cette expérience particulièrement humaine.

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