« Violences urbaines » : l’Intérieur muscle sa doctrine et la presse s’inquiète

À J-1 du 10 septembre, l’Intérieur oppose deux mondes : le maintien de l’ordre des manifestations déclarées et les violences urbaines des émeutes, avec à la clé l’activation possible du RAID et de la BRI. Dans ce second cadre, une clause sur les journalistes fait bondir la profession.

Maxime Sirvins  • 9 septembre 2025 abonné·es
« Violences urbaines » : l’Intérieur muscle sa doctrine et la presse s’inquiète
La BRI, déployée à Nanterre lors de la marche blanche pour Nahel, le 29 juin 2023.
© Maxime Sirvins.

Au cœur de l’été, le ministère de l’Intérieur a diffusé en interne un « schéma national des violences urbaines » (SNVU). Le document entend tirer les leçons des révoltes de l’été 2023 après la mort de Nahel et donner aux forces de l’ordre un socle commun pour prévenir, réagir et judiciariser les épisodes de « violences urbaines ». Au printemps 2024, le Sénat a déjà rendu un rapport « Émeutes de juin 2023 : comprendre, évaluer, réagir », dont l’une des préconisations était précisément de doter les forces d’un cadre national pour l’action « en contexte émeutier ».



L’intersyndicale de la profession dénonce une diffusion « en catimini » alors qu’un référé a été déposé devant le Conseil d’État. Dans son communiqué, les syndicats affirment qu’ils ne lèveront pas leurs requêtes tant qu’un texte officiel ne réaffirmera pas le droit des journalistes à travailler « lors de tout événement, éventuelles violences urbaines comprises ». Ils rappellent aussi que la qualification d’un événement en « violences urbaines » reste sujette à interprétation, d’où la nécessité de garanties explicites.



De son côté, la commission de la carte d’identité des journalistes professionnels (CCIJP) alerte sur « une menace sur la liberté d’exercice et la sécurité des journalistes ». L’organisation a écrit au ministre de l’Intérieur pour demander la suppression de la phrase litigieuse et rappelle les principes du schéma national du maintien de l’ordre (SNMO).


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« Violences urbaines »

Le SNVU propose d’abord une définition toute personnelle des violences urbaines : « tout acte violent commis à force ouverte contre des biens, des personnes et/ou des symboles de l’autorité de l’État, par un groupe généralement jeune, structuré ou non, commis sur un territoire donné dont le contrôle est revendiqué par le groupe ». Il organise l’action en trois séquences, l’avant, pendant et l’après, en s’accompagnant d’un épais jeu d’annexes opérationnelles.

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La « réaction » prime sur la sommation, l’arsenal des armes est élargi par rapport au maintien de l’ordre et la chaîne judiciaire est conçue pour tourner à plein régime. Sur le fond, le SNVU assume sa différence nette avec le maintien de l’ordre que l’on peut retrouver dans les manifestations. Au-delà de la doctrine d’emploi de la force, le schéma codifie une méthode intégrale. La « cessation du trouble » devient un objectif prioritaire.


Le texte évoque l’emploi de fusils à pompe, capables de tirer des munitions dites « bean bags », d’une puissance supérieure aux LBD

L’utilisation d’unités d’élite pérennisée

Le SNVU prévoit que la mobilisation du RAID relève d’une décision du directeur général de la police nationale en cas de « situation très dégradée » quand le préfet de police peut, lui, activer la BRI-PP. Les missions assignées sortent de leurs formations et missions habituelles d’élite (lutte contre le grand banditisme ou antiterrorisme) : « interpellation d’individus au cours des émeutes », « rétablissement de l’ordre » et « reprise de zone de vive force ». Le document décrit des « petits groupes agiles » pouvant s’appuyer sur des véhicules blindés.

Le texte évoque en outre des « moyens de force intermédiaire spécifiques » pour ces unités, notamment des fusils à pompe, capables de tirer des munitions dites « bean bags » (N.D.L.R. : des petits sacs de toiles remplis de billes de plomb., d’une puissance supérieure aux LBD). Pourtant, l’emploi du RAID lors des nuits de 2023, décidé alors par Gérald Darmanin, a laissé des traces indélébiles. À Marseille, plusieurs blessés graves et un mort, Mohamed Bendriss, ont été recensés.



« Une attaque en règle contre la liberté d’informer et d’être informé »

C’est dans ce cadre que surgit une phrase qui a embrasé la profession journalistique : « La prise en compte du statut des journalistes, telle que consacrée par le schéma national du maintien de l’ordre (SNMO), ne trouve pas à s’appliquer dans un contexte de violences urbaines. » La garantie du SNMO de 2021 donne, sur le papier, la possibilité pour les journalistes de continuer à travailler lors des dispersions, sans accréditation obligatoire ni signes distinctifs imposés et avec leurs protections. Des garanties qui semblent sorties du champ dès qu’une scène bascule en violences urbaines.



Les réactions ont été immédiates. Le 4 septembre, le Syndicat national des journalistes (SNJ) a dénoncé « une attaque en règle contre la liberté d’informer et d’être informé ». Le communiqué insiste sur la portée générale de la clause et sur le risque de créer, de facto, un régime dérogatoire pour la presse dès qu’une séquence est qualifiée de « violences urbaines ».

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La police nationale, elle, met en avant une logique de distinction, et assure qu’elle ne vise pas à « invisibiliser » la presse ni vouloir brider la liberté d’informer. Dans une réponse du service d’information et de communication de la police nationale, on peut lire : « Le schéma national des violences urbaines (SNVU) précise que les dispositions du schéma national du maintien de l’ordre (SNMO), notamment celles concernant la prise en compte des journalistes, ne s’appliquent pas dans ce cadre. Ces deux situations répondent en effet à des logiques très différentes. »

Le maintien de l’ordre « concerne les manifestations, la plupart du temps déclarées à l’avance, ce qui permet de mettre en place une organisation spécifique intégrant la présence des journalistes : désignation d’un officier référent, exercices conjoints en amont, échanges pédagogiques sur l’emploi de la force, procédures de sommations, etc. »



L’Intérieur codifie l’urgence, muscle sa doctrine et institutionnalise le recours à ses unités d’élite.

Les violences urbaines « de hautes intensités et sans préavis » ne permettent pas « l’anticipation et l’organisation propres au maintien de l’ordre ». D’après la Police nationale, « le SNVU n’a donc pas vocation à restreindre la présence des journalistes », avant d’informer que « la tournure de la phrase sera reprise afin d’éviter toute mauvaise interprétation, qui n’était en aucun cas l’objectif de ce texte ».

Cette promesse de « reprendre la tournure » a également été formulée publiquement, la porte-parole assurant sur X (Twitter) que le SNVU « ne remet pas en cause la présence des journalistes » et qu’une « précision » sera apportée.


Recours devant le Conseil d’État

« C’est une porte ouverte inquiétante », pour Soraya Morvan-Smith, secrétaire générale adjointe du SNJ-CGT. « S’il n’y a pas un engagement solide, ça va être très compliqué. C’est une brèche énorme dans la liberté d’informer. On ne laissera pas passer. » Elle redoute que « ce nouveau schéma serve de prétexte à des violences policières contre des manifestants, contre des journalistes, et à l’interdiction de documenter ce qui peut se passer lors des événements ».

La question que pose ce schéma n’est pas seulement de doctrine, elle est aussi de visibilité. L’Intérieur codifie l’urgence, muscle sa doctrine et institutionnalise le recours à ses unités d’élite. Mais si la réécriture annoncée réaffirme que les garanties du SNMO pour les journalistes valent aussi en « violences urbaines », elle refermera, en partie, la brèche ouverte.

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Pour les syndicats et associations qui souhaitent faire annuler le SNVU via un recours devant le Conseil d’État déposé le vendredi 5 septembre, ces dispositions écartent l’application des garanties essentielles reconnues aux journalistes. La responsable syndicale juge que ces dispositions « réduisent à néant les exigences qu’en 2021 le Conseil d’État avait jugées impérieuses pour la protection des journalistes lors des manifestations via le SNMO ».

Pour « lever toute ambiguïté sur le sujet du SNVU », le Ministère de l’Intérieur a convié les syndicats de journalistes à une réunion ce mardi 9 septembre. Selon nos informations, la partie avec la mention des journalistes devrait être retirée avant une republication rapide du document. 



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