Agro-industrie : comment le mégacanal attire une usine d’engrais chimique
Dans la Somme, l’arrivée de l’usine FertigHy, destinée à fabriquer de l’engrais chimique dit « bas carbone », inquiète les élus locaux et les riverains. Un projet qui coïncide avec le chantier du Canal-Nord-Seine-Europe, lui aussi contesté.

© LOIC VENANCE / AFP
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Mégacanal : l’imposture écologique d’un « aquarium de béton » Une pharaonique autoroute fluviale dans les Hauts-de-FranceLanguevoisin-Quiquery a tous les attributs d’un village paisible de la région du Santerre. En fin d’après-midi, des voitures et cars scolaires roulent sur la RD89, ainsi que quelques tracteurs pour rejoindre les champs qui jonchent le territoire. Au loin, les pales des éoliennes tournent et ronronnent. Une tranquillité que les quelque 200 habitants comptent bien conserver. Mais depuis près d’un an, les esprits bouillonnent. Notamment ceux des élus locaux. La raison : un projet d’usine d’engrais azotés pourrait sortir très prochainement des terres cultivables de Languevoisin.
Le projet du groupe espagnol FertigHy, porté par un consortium d’acteurs européens dont les groupes InVivo et Heineken, prévoit de s’implanter sur 20 hectares et de produire environ 500 000 tonnes d’engrais dits « verts » par an à partir de 2030. Le secret : un processus de fabrication « bas carbone » grâce à l’utilisation d’hydrogène produit issu d’énergies nucléaire et renouvelables, et par électrolyse de l’eau.
Selon les promoteurs, ce processus « permettrait une réduction de 80 à 90 % des émissions de gaz à effet de serre par rapport aux autres usines européennes utilisant du gaz naturel ». Le site serait tout de même classé Seveso (seuil haut en raison de la nature et de la quantité des produits stockés, à savoir de l’hydrogène, de l’ammoniac et de l’ammonitrate). Un projet nécessitant un investissement de 1,3 milliard d’euros qui faisait partie des lauréats du sommet Choose France 2024, une création macroniste visant à attirer les investisseurs étrangers dans l’Hexagone.
« C’est plus qu’une usine, c’est une vraie zone industrielle qui va surgir car il y a aussi une usine de désamiantage prévue pour 2027, sans oublier le méga canal Nord-Seine-Europe, fulmine Christine Zurich, maire de Languevoisin-Quiquery. Oui, nous vivons à la campagne, et nous tenons à la préserver telle qu’elle, ainsi que les agriculteurs qui vivent ici. La ruralité a quelque chose de noble, mais eux ne semblent pas le comprendre ! »
À la sortie de la commune, les silos de stockage de céréales de la coopérative agricole Noriap attirent forcément le regard. Bien implantée, elle a racheté 40 hectares de terres agricoles afin de développer une « plateforme agrologistique » entre l’actuel canal du Nord et le futur Canal Seine-Nord-Europe. Un aménagement du territoire qui trouble élus locaux, agriculteurs, et riverains réunis au sein du collectif Campagnes sacrifiées.
Oui, nous vivons à la campagne, et nous tenons à la préserver telle qu’elle, ainsi que les agriculteurs qui vivent ici
Christine Zurich
L’ombre du mégacanal
Lors de la première réunion publique organisée mi-septembre, les sources d’inquiétude ont été exposées au grand jour : d’abord, les risques technologiques d’un site Seveso seuil haut, à quelques mètres des maisons, puis les impacts sur les ressources en eau, notamment pour les agriculteurs. Le procédé de fabrication d’hydrogène par électrolyse de l’eau consiste à scinder les molécules d’eau (H2O) avec de l’électricité, pour isoler l’atome d’hydrogène. Il est donc très gourmand en eau notamment au moment du refroidissement.
Les premières moutures du projet estimaient les besoins en eau à 11 000 m3/jour. Lors d’une réunion d’information fin septembre, le responsable du projet, Thomas Habas, a déclaré que la nouvelle version du projet prévoyait l’utilisation de « 6 600 m3 d’eau par jour », comme le rapporte Reporterre.
« L’eau doit servir aux exploitations agricoles qui produisent des légumes pour les usines locales comme Bonduelle, s’exclame Guillaume Moizard, agriculteur à Languevoisin-Quiquery. Il faut trouver un juste milieu : la coopérative est là depuis des années, et je pense qu’elle a créé de l’emploi et a sa place dans le monde agricole. Mais là, on passe à un projet industriel XXL, c’est niet ! Pourquoi ne le font-ils pas dans une friche industrielle ? Bientôt, il n’y aura plus de campagne… »
Rapidement, les interrogations sur les liens avec le chantier de mégacanal Nord-Seine-Europe surgissent dans le débat. « Si le mégacanal n’était pas là, est-ce que cette usine serait en projet, est-ce qu’on se poserait toutes ces questions ? Cette industrialisation porte préjudice aux paysans ! Il faut prendre conscience que c’est un sujet global qui touche à l’alimentation, à l’emploi, à la biodiversité, et ainsi, on redonnera de la vie à nos territoires », conseille Jean-Michel Sauvage, agriculteur syndiqué à la Confédération paysanne.
Pourquoi ne le font-ils pas dans une friche industrielle ? Bientôt, il n’y aura plus de campagne.
G. Moizard
Éric Lefebvre, maire de Hombleux, se souvient de discussions remontant à plus de vingt ans sur le mégacanal, et qu’il alertait des élus en 2008 : « Je disais aux élus de la communauté de communes du pays neslois qu’à chaque fois qu’il y a un projet de canal, c’est une porte ouvertes pour les “usines poubelles”… »
Les intérêts de l’agro-industrie
Du côté des promoteurs de FertigHy, le lien est totalement assumé. Dans le dossier de concertation à destination de la Commission nationale du débat public, il est écrit que l’un des objectif est de « s’appuyer sur les infrastructures du Canal du Nord et du futur Canal Seine-Nord Europe pour privilégier la logistique fluviale, à la fois pour la livraison des matières premières et pour l’expédition du produit fini » et ainsi, contribuer « à la revitalisation de l’est de la Somme ». Des marchandises à destination des ports maritimes de Dunkerque, du Havre et d’Anvers.
Petite précision : le site bénéficie également d’un accès direct à la RD 89, à proximité des autoroutes A1 et A29, « pour les livraisons qui ne pourraient pas se faire par voie fluviale ». Quid de l’état des petites routes de campagne à cause du ballet de camions ? « FertigHy raconte une belle histoire autour de leur démarche soi-disant écologique donc avoir l’opportunité de vanter les mérites du transport fluvial ne peut que arranger leurs affaires », commente Christine Zurich, qui n’est pas dupe.
Elle garde en travers de la gorge des propos entendus lors de réunions à la préfecture, affirmant que d’autres usines verraient le jour le long du canal, et qu’on ne doit plus parler de « terres fertiles » mais de « terres d’énergies ».
Une communication que Les Amis de la Terre France, association écologiste opposée au projet et soutien du collectif Campagnes sacrifiées, s’attèlent à décrypter. Ils soulignent avec fermeté que ce n’est « ni un projet environnemental, ni un projet social », et que les engrais dits verts ne sont que du greenwashing. Sur le plan climatique, la réduction des gaz à effet de serre (GES) concerne la phase de production des engrais.
Or, les deux-tiers des émissions de GES ont lieu après épandage, et l’utilisation d’engrais chimiques impacte la qualité de l’eau, de l’air et la biodiversité. Ils rappellent également les doutes à propos de l’hydrogène comme alternative : « La production massive et à bas coût d’hydrogène vert reste une utopie à l’heure actuelle. Il est très difficile de croire qu’il y aura une substitution d’ampleur des engrais fabriqués à partir de gaz par ces engrais faits à partir d’hydrogène vert, en raison de leur coût actuellement très élevé. Qui pourra s’offrir les engrais produits à FertigHy ? »
Selon eux, cela profitera probablement à l’agro-industrie, et non aux agriculteurs locaux, renforçant ainsi un modèle agricole productiviste. « Et nos maisons, que vont-elles devenir ?, s’exclame soudainement une riveraine, vivant à deux kilomètres de Languevoisin. On a choisi cette vie à la campagne, et non de vivre face à des usines ! Ce n’est pas parce qu’on est que 40 ou 50 habitants qu’on a moins le droit à l’information et à la parole ! »
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