Extrême droite : « Les médias amplifient des peurs irrationnelles »

Le politiste Aurélien Mondon explique le rôle de la presse et des chaînes mainstream dans la fabrique du discours public, au bénéfice des forces réactionnaires.

William Jean  • 29 octobre 2025 abonné·es
Extrême droite : « Les médias amplifient des peurs irrationnelles »
© Alain Pitton / NurPhoto via AFP

Aurélien Mondon est professeur de science politique, spécialiste de la normalisation de l’extrême droite à l’université de Bath, en Angleterre. Il explique comment la diabolisation de la gauche dans les médias sert un agenda réactionnaire, que ce soit en France, au Royaume-Uni, aux États-Unis et en Australie.

Quel rôle jouent les médias dans la banalisation des idées d’extrême droite et la diabolisation de la gauche ?

Aurélien Mondon : Le rôle des médias est central. Ils participent à la construction du discours public et à la hiérarchisation de ce qui devient prioritaire dans ce discours. On a souvent tendance à pointer du doigt les réseaux sociaux : Facebook, X ou les chaînes réactionnaires comme CNews ou, avant elle, Fox News aux États-Unis. Mais se limiter à ces cas serait une erreur d’analyse. Des médias mainstream ont aussi contribué à faire le jeu de l’extrême droite, en lui accordant une visibilité démesurée.

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Dans mes recherches sur les sondages d’opinion menés par l’Eurobaromètre (1) ces vingt dernières années, on observe une dissonance frappante : l’immigration apparaît comme une préoccupation majeure lorsqu’on demande aux gens quels sont les problèmes de leur pays. Mais, quand on leur demande quels sont les problèmes de leur vie quotidienne, l’immigration disparaît presque totalement.

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L’Eurobaromètre est un ensemble de sondages menés par les institutions de l’Union européenne.

Les problèmes qui apparaissent alors sont ceux qui seraient plus propices à la gauche (emploi, coût de la vie, retraites, éducation, etc.). Ce décalage montre bien l’importance du processus de médiation : les médias, mais aussi les responsables politiques et les intellectuels publics, jouent un rôle clé dans la mise en récit des priorités publiques. Et ce rôle des élites reste largement sous-estimé.

Pourtant, il existe une défiance forte envers les médias, à droite comme à gauche. Comment concilier cette défiance avec leur influence réelle sur le débat public ?

Quand on observe les paysages médiatiques, que ce soit en France, au Royaume-Uni, aux États-Unis ou en Australie, on voit bien qu’ils ne sont pas démocratiques. Les médias ont toujours des biais, le public le sait et c’est inévitable. Mais, si l’on veut une démocratie qui dépasse le simple cadre des élections, il faut repenser en profondeur ce processus de médiation et la façon dont le discours public est formé, organisé et partagé.

Des journaux comme le New York Times, The Guardian ou Le Monde euphémisent les politiques et discours d’extrême droite.

Aujourd’hui, nos médias sont soit détenus par un petit nombre de personnes aux convictions politiques très marquées à droite, voire à l’extrême droite, soit ils adoptent une posture « centriste réactionnaire », en jouant l’équilibre entre les deux camps mais en normalisant peu à peu le discours d’extrême droite comme alternative légitime, quand bien même elle est antidémocratique. On le voit dans des journaux comme le New York Times, The Guardian ou Le Monde, qui euphémisent les politiques et discours d’extrême droite en parlant par exemple de « populisme » plutôt que de politiques racistes, xénophobes, voire fascistes.

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Ce qui est frustrant, c’est que la sociologue Annie Collovald tirait déjà le signal d’alarme à ce sujet en 2004 lorsqu’elle parlait du « populisme du FN » comme d’un « dangereux contresens ». Malheureusement, les recherches faites à ce sujet depuis ont été ignorées par la plupart des médias, mais aussi par certains universitaires et intellectuels publics qui servent de caution à ce discours normalisateur.

Faut-il alors une loi pour limiter la concentration des médias, ou faut-il plutôt inventer de nouveaux mécanismes de médiation démocratique ?

Nous sommes dans une situation périlleuse. Il sera difficile de reconstruire un système démocratique qui aille au-delà du simple rituel électoral, ou un choix qui se limite à voter pour le moindre mal de temps en temps. Il est donc primordial de réfléchir à la démocratie de manière plus large et, pour moi, ouvrir et démocratiser le discours public devrait être prioritaire. Les élites actuellement au pouvoir n’ont aucun intérêt à changer un système qui garantit leur hégémonie.

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Bien que l’hégémonie libérale semble être en train de s’effriter, elle continue à structurer le débat public pour empêcher toute alternative, car ces élites n’ont aucune solution pour répondre aux multiples crises auxquelles nous faisons face et qu’elles ont elles-mêmes contribué à créer, que ce soient les inégalités, les tournants autoritaires ou la crise climatique. Démocratiser les médias et le discours public de manière plus générale supposerait aussi de repenser profondément l’économie et la gouvernance politique. Ce qui va à l’encontre des intérêts dominants.

Le même schéma se répète : désigner un groupe comme une menace pour détourner l’attention des vrais enjeux sociaux.

En Angleterre, Jeremy Corbyn a vécu ce mécanisme médiatique de diabolisation. En France, on a vu un phénomène similaire pour plusieurs personnalités politiques de gauche, au sujet de Gaza et de l’accusation d’antisémitisme…

Oui, c’est très parlant. Au Royaume-Uni, on a assisté à ce qu’on peut appeler une « weaponization », une instrumentalisation cynique de l’antisémitisme. Bien sûr, il existe parfois des confusions entre antisionisme et antisémitisme, mais le but de cette instrumentalisation était d’attaquer la gauche plutôt que de combattre réellement l’antisémitisme. Elle a empêché des débats essentiels, notamment sur la politique israélienne, mais aussi sur la possibilité de récupération antisémite à gauche.

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Pendant plusieurs années, il était quasiment impossible de parler d’antisionisme sans être accusé d’antisémitisme. Depuis le 7 octobre 2023, cette dynamique s’est d’abord accentuée et a donné carte blanche au projet génocidaire. On a aussi vu une libération de la parole raciste et islamophobe, tandis que la gauche s’est retrouvée marginalisée, disqualifiée, parfois criminalisée pour ses positions. Cette pression est moins forte aujourd’hui car beaucoup de ces voix se sont tues devant les images des massacres à Gaza. Malheureusement, je ne pense pas que ce silence soit synonyme de réflexion profonde sur l’échec de nos institutions nationales et internationales à faire cesser ce génocide.

Cette mécanique de diabolisation ne touche pas que la gauche politique : on la retrouve aussi dans le traitement médiatique des minorités…

Le même schéma se répète : désigner un groupe comme une menace pour détourner l’attention des vrais enjeux sociaux. Au Royaume-Uni, aujourd’hui, ce sont les personnes trans qui sont désormais présentées comme un danger pour les femmes et les enfants, et pour la société de manière plus générale. C’est un retournement radical car, il y a quelques années, même les conservateurs semblaient soutenir les droits de ces communautés marginalisées.

Cependant, ce type de processus n’est pas nouveau, et les communautés musulmanes, par exemple, ont connu la même stigmatisation. On parle ici de paniques morales, ces moments où les médias amplifient des peurs irrationnelles pour renforcer un certain ordre social aux dépens de communautés qui ont généralement peu de moyens de se faire entendre dans l’espace public. Et, dans cette logique, la gauche, qui défend ces communautés, devient à son tour suspecte.

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Publié dans le dossier
Qui a peur de la gauche ?
Temps de lecture : 7 minutes

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