« La dédiabolisation s’appuie sur des changements cosmétiques »
Gilles Ivaldi, chargé de recherches CNRS au Cevipof de Sciences Po Paris, décode la stratégie du RN pour assoir sa respectabilité.
dans l’hebdo N° 1742 Acheter ce numéro
La « dédiabolisation » est au cœur du travail d’image et de respectabilité de Marine Le Pen. Elle maquille un parti dont la culture politique n’a jamais changé et qui reste d’extrême droite. Gilles Ivaldi, chargé de recherches CNRS au Cevipof de Sciences Po Paris, décrypte cette stratégie du Rassemblement national.
Dans le même dossier…
Portraits d’un PAF obscène Ce que n’est pas Marine Le Pen Union des droites et de l’extrême droite : la jeunesse à l’œuvre Déconstruire le mythe Le PenAvec Jordan Bardella à la tête du RN, peut-on toujours parler de dédiabolisation ?
Nous devons comprendre la dédiabolisation comme une stratégie, puisqu’il faut toujours se souvenir de son origine : c’est Marine Le Pen qui, la première, en parle en 2011. Il ne s’agit pas de changer le Front national [FN, rebaptisé Rassemblement national (RN) en 2018] dans sa structure, son personnel ou ses idées, mais de faire en sorte que les gens le perçoivent différemment. Et cette stratégie a fonctionné : Marine Le Pen a conduit le parti à des niveaux électoraux qu’il n’avait jamais tutoyés. Avec l’élection des députés RN en 2022, quelque chose s’est passé : la stratégie « veste et cravate » à l’Assemblée nationale paye.
La stratégie « veste et cravate » à l’Assemblée nationale paye.
Jordan Bardella peut être un caillou dans la chaussure de cette stratégie, car il représente à la fois le renouveau du RN, mais aussi une frange très radicale au sein du mouvement, et une réorientation stratégique, rhétorique ou de comportement qui pourrait modifier de nouveau cet équilibre permanent entre la radicalité du mouvement, sa culture politique d’extrême droite, et la recherche de crédibilité et de capacité à peser dans le jeu politique. Pour le moment, la crédibilisation prend le pas sur la radicalité. La dédiabolisation s’appuie sur des changements cosmétiques, mais seulement au niveau national.
Durant la présidentielle, Éric Zemmour poussait à une « union des droites », et on voit de plus en plus l’idée d’un « parti patriote » se développer à l’extrême droite. Cela peut-il gêner Marine Le Pen ?
L’union des patriotes est un vieux thème de l’extrême droite. En 2017, Jean-Marie Le Pen avait conduit des petites listes avec Carl Lang (du Parti de la France) et Alain Escada (de Civitas), dans une mouvance très minoritaire, marginale. Il y avait cette idée de faire exister une extrême droite aux côtés du RN [FN à l’époque], qu’on a retrouvée chez Éric Zemmour.
L’union des droites était aussi le projet de Bruno Mégret lorsqu’il est arrivé au FN dans les années 1980, lui-même venant de cette frange entre droite extrême et extrême droite. Mais ce n’est pas le cœur du projet de Marine Le Pen, qui veut pour l’instant rassembler, sur le clivage qu’elle appelle « mondialistes versus patriotes », une coalition beaucoup plus hétérogène qui pourrait transcender le clivage gauche-droite.
Sa stratégie est plutôt de pressuriser à tel point Les Républicains (LR) qu’à un moment donné sa frange la plus à droite pourrait se rapprocher du RN. Mais, pour faire cela, il faut donner des gages à cette droite. Sur le terrain culturel, toutes les études montrent que les sympathisants LR sont très proches des sympathisants RN sur les questions d’immigration et de sécurité.
Par contre, il reste des divergences en matière économique, et sur le terrain européen. Il y a pour l’instant chez LR une dominante plutôt libérale à droite, ce qui n’est pas le cas du RN, qui continue de tirer à gauche sur les enjeux socio-économiques pour des raisons stratégiques.
Et puis il y a la question européenne, le RN restant très eurosceptique, avec ce projet de refonder une Europe des nations indépendantes, ou d’un référendum pour que la loi française devienne supérieure, dans un modèle à la polonaise.
Éric Zemmour a servi à décaler le centre vers la droite, et donc à normaliser Marine Le Pen. À son sujet, vous avez parlé de « backlash culturel à la française »…
Zemmour a mis au cœur de sa culture politique le rejet des valeurs progressistes. On n’a pas ça chez Le Pen.
C’est une théorie de sciences politiques qui tente d’expliquer le succès de mouvements comme ceux de Zemmour, Le Pen, ou Trump aux États-Unis, avec l’idée d’une transformation des valeurs autour du féminisme, des droits LGBT, de la modernité, et contre laquelle une partie de l’opinion, qui se sent dépossédée par ce progressisme, réagirait.
Ce mouvement réactionnaire est lié au populisme, qui mobilise le sentiment d’être abandonnés par les élites. Zemmour a mis au cœur de sa culture politique ce rejet des valeurs progressistes, il a parlé de « tyrannie des minorités » et rassemblé autour du mirage du « wokisme ».
On n’a pas ça chez Le Pen, qui a pris ses distances avec cette critique des valeurs progressistes, atténuant ses positions sur l’avortement ou le mariage pour tou·tes. Elle a coopté le féminisme en l’articulant à la critique de l’islam. Le RN n’est pas devenu libéral en matière de mœurs, mais Marine Le Pen a fait le choix, dans son parti, de modifier le centre de gravité sur les enjeux de société.
Vous avez écrit aussi que la stratégie d’union des droites au sens large était au cœur du projet politique d’Éric Zemmour, avec des transfuges LR, des identitaires et des groupuscules. Ce n’est pas le cas ouvertement chez Marine Le Pen, mais on voit pourtant depuis quelques années un retour sur le devant de la scène de jeunes cadres issus de groupuscules qu’on avait moins vus pendant les années 2010. Qu’est-ce qui fait que ce changement s’opère ?
Dans la dédiabolisation, comme je le disais plus haut, on voit des changements cosmétiques au niveau national. Pour autant, on n’en observe pas moins une grande continuité organisationnelle. Les militants issus de groupuscules ont peut-être été un peu moins en avant, on les a peut-être moins vus sur les listes locales, dans les meetings, mais ils n’ont pas disparu.
Dans la réalité des fédérations locales, même si le RN prend grand soin aujourd’hui d’exclure tout individu qui ferait une sortie raciste ou antisémite, il ne faut pas oublier que ces mêmes militants sont au sein du parti et que ça ne pose aucun problème jusqu’à ce qu’ils rendent publique leur pensée… Cela montre bien que la dédiabolisation est une stratégie, un travail d’image. Ce n’est pas une transformation en profondeur de la culture politique, de l’organisation ou du personnel politique du parti.
Les journalistes devraient être très prudents et ne pas acter la dédiabolisation.
Un moyen de contrer la dédiabolisation serait ainsi de multiplier les travaux d’enquête et la critique médiatique de cette stratégie ?
Les journalistes devraient à tout le moins être très prudents et ne pas acter la dédiabolisation. J’ai souvent le sentiment, au contraire, que le RN est bel et bien « dédiabolisé », sans d’ailleurs que cette notion soit définie précisément. Les idées, fondamentalement, n’ont pas changé, elles ont juste été rhabillées.
Le Rassemblement national n’a pas renouvelé son pôle militant de manière drastique, et les nouveaux militants ne sont pas nécessairement des petits gars en blazer de la droite bourgeoise libérale et un peu nationaliste. Ce sont des gens qui viennent des groupuscules et, pour certains, les plus radicaux.
Pendant l’entre-deux-tours, certaines chaînes d’info se demandaient si Marine Le Pen était d’extrême droite…
C’est l’une des grandes tendances de dire que les partis d’extrême droite se sont normalisés un peu partout. En Italie, Giorgia Meloni a réussi à mettre une distance entre elle et l’héritage postfasciste de son parti, quand bien même tout montre que sa culture politique a encore des liens très forts avec le passé fasciste de l’Italie.
Les Démocrates suédois ont également réussi leur travail d’image : on avait des gens qui venaient des groupuscules les plus radicaux de l’extrême droite et qui aujourd’hui sont un parti qu’on perçoit comme les autres. En Autriche, tous les anciens nazis recyclés après la guerre se sont regroupés dans le FPÖ, qui a réussi à se faire passer pour un parti de gouvernement.
Aujourd’hui la notion d’extrême droite est mal définie et, pour la plupart des gens, Marine Le Pen est démocrate car elle ne dit pas « je supprimerai les élections, j’abolirai le Parlement ». Elle n’est plus raciste car elle ne fait pas, pour l’instant en tout cas, de sortie sur l’inégalité des races ou la composition de l’équipe de France, comme pouvait le faire son père.
Beaucoup des marqueurs de l’extrême droite traditionnelle ne sont plus visibles. L’élément important, c’est de toujours renvoyer le RN à ses idées, à ses volte face idéologiques.
Elle a complètement abandonné tout ce qui est de l’antisémitisme, il n’y a plus de révisionnisme dans ses propos. Beaucoup des marqueurs de l’extrême droite traditionnelle ne sont plus visibles. Il faut expliquer que l’extrême droite s’est transformée, qu’elle n’est plus la même que celle des années 1950, 1970, et que c’est cette transformation qu’il faut comprendre, car elle reste une culture politique d’extrême droite.
Il y a 91 député·es d’extrême droite à l’Assemblée Nationale, mais aussi 151 député·es de gauche. Peuvent-ils être porteur·ses de la décrédibilisation de cette dédiabolisation ?
L’antifascisme est un marqueur idéologique de toujours de la gauche, et de la gauche radicale en particulier. Il n’est pas surprenant qu’il soit encore porté par les gens à gauche, et en particulier par la France insoumise. Ils sont dans leur rôle historique de barrage au fascisme. Ceci posé, aujourd’hui, cette gauche se heurte pour l’instant à la stratégie de normalisation et de crédibilisation du RN, alors que les député·es NUPES apparaissent comme plus radicaux·les, plus extrémistes, plus volubiles par rapport au RN.
L’élément important, c’est de toujours renvoyer le RN à ses idées, à ses volte face idéologiques. C’est une des manières efficaces, plutôt que de crier au loup. Marine Le Pen veut détricoter l’Europe, ses alliés potentiels sont des gens comme Viktor Orban, elle vise la Pologne, elle aimerait se rapprocher de Meloni, elle a toujours des liens avec la Russie de Poutine, qui ne sont pas seulement financiers mais aussi idéologiques… Lutter contre le RN, c’est aussi regarder les idées du parti, pas seulement l’habillage cosmétique et la dédiabolisation.