Christian Tein : « Je pensais que l’époque des bagnards était révolue »

Après un an de détention en métropole, le leader indépendantiste kanak revient sur sa situation et celle de la Kanaky/Nouvelle-Calédonie. Il dénonce l’accord de Bougival de l’été dernier et appelle à un accord qui termine le processus de décolonisation du territoire ultramarin.

Tristan Dereuddre  • 28 octobre 2025 abonné·es
Christian Tein : « Je pensais que l’époque des bagnards était révolue »
Christian Tein, avant une conférence de presse à Montpellier, le 18 juin 2025.
© GABRIEL BOUYS / AFP

De retour d’un an de détention en métropole qu’il qualifie de « déportation politique », Christian Tein, leader indépendantiste kanak, s’exprime alors que la Kanaky/Nouvelle-Calédonie reste profondément divisée autour de l’accord de Bougival. Signé en juillet, ce texte propose la création d’un « État de la Nouvelle-Calédonie » au sein de la République française, mais il est rejeté par une large partie du mouvement indépendantiste.

Pour le Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS), groupement de partis indépendantistes, il s’agit d’un recul historique : l’accord ne prévoit plus de référendum d’autodétermination, verrouille toute perspective de pleine souveraineté et rompt avec l’esprit décolonisateur de l’accord de Nouméa. Il constituerait, selon ses détracteurs, une autonomie sous tutelle, marquée par un déséquilibre institutionnel et un calendrier électoral repoussé à 2026. Dans un archipel encore meurtri par les émeutes de 2024 et plongé dans une crise économique et sociale durable, Tein appelle à un nouvel « accord de Kanaky », capable de « terminer le processus de décolonisation ».

Pendant près d’un an, vous avez été incarcéré à Mulhouse. Comment vous sentez-vous aujourd’hui, physiquement et moralement ?

Christian Tein : Depuis la déportation, après quarante-huit heures menotté dans des conditions déplorables – dans l’avion, manger menotté, aller aux toilettes sous surveillance –, tout cela a été très humiliant. Par la suite, j’ai été transféré et placé à l’isolement pendant un an. On ne sort jamais indemne d’une telle situation. C’est difficile, et je ne souhaite à personne de vivre ça.

Nous avons plus de quatre-vingts jeunes déportés en France après les émeutes, sans que l’État ne consulte leurs familles.

Qu’est-ce qui a été le plus difficile pour vous ? L’éloignement, le quotidien en prison, le sentiment d’injustice ?

C’est un ensemble : l’injustice, bien sûr, mais aussi le déplacement. C’était la première fois que je mettais les pieds en métropole contraint et forcé. Cela m’a interpellé : je pensais que cette époque était révolue, celle où la France acheminait les bagnards en Nouvelle-Calédonie pour construire les premières prisons. Je ne pensais pas qu’au XXIᵉ siècle, la France pouvait encore reproduire ce genre de schéma.

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Avez-vous eu le sentiment d’être traité différemment en raison de votre statut politique ?

Je suis un prisonnier politique, je le confirme. Concernant l’ensemble des charges qui me sont reprochées, j’ai toujours clamé mon innocence et dénoncé leur caractère infondé. Nous avons plus de quatre-vingts jeunes déportés en France après les émeutes, sans que l’État ne consulte leurs familles. Nous demandons qu’ils soient rapatriés dès la fin de leur peine.

Que dit, selon vous, la surpopulation des prisons ultramarines sur la France ?

Les prisons françaises sont de plus en plus pleines. En Nouvelle-Calédonie, celle du Camp-Est est vétuste, insalubre. Ce n’est pas digne d’un pays qui se dit celui des droits de l’homme. Quand j’entends le gouvernement annoncer 17 000 places de prison supplémentaires, je me dis qu’on ne fait plus de place à l’humain. Il est temps de fermer cette parenthèse : il existe d’autres manières de rééduquer que l’enfermement.

Comment décririez-vous les conditions de détention ?

J’étais à la prison de Lutterbach, à Mulhouse. C’est un établissement assez récent. J’y ai trouvé un personnel et une direction très respectueux, qui m’ont permis d’échanger un peu, même si je n’avais pas de contact avec les autres détenus. Ces échanges, au moment du café ou du repas, m’ont aidé à tenir.

Avez-vous pu garder le contact avec vos proches ?

Oui, surtout avec ma compagne. Elle a quitté son travail en Nouvelle-Calédonie pour venir m’accompagner pendant un an. J’avais droit à deux visites par semaine. C’était mon seul contact direct. Elle me transmettait des nouvelles du pays, notamment les moments très difficiles qu’il traversait. J’ai pu suivre la situation politique en Kanaky principalement grâce à elle, et à quelques courriers que je recevais pour lire les médias métropolitains et locaux.

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Où en est votre retour en Kanaky ?

Pour l’instant, je ne peux pas rentrer : mon passeport n’a pas encore été délivré. J’ai déposé les formulaires à la mairie de Mulhouse et j’attends. C’est une compétence de l’État, et j’espère que la procédure sera accélérée.

Je crois en l’histoire de mon pays et de mon peuple.

Dans quel état d’esprit êtes-vous aujourd’hui ?

Malgré tout ce que j’ai vécu, l’isolement, la déportation, je reste positif. Je crois en l’histoire de mon pays et de mon peuple. Je suis convaincu qu’on trouvera un aboutissement favorable pour l’ensemble des Calédoniens.

Comment avez-vous jugé la situation de la Kanaky/Nouvelle-Calédonie pendant votre absence ?

J’ai constaté, comme tout le monde, la dégradation du tissu économique et social : des entreprises à l’arrêt, des milliers d’emplois perdus. C’est très préoccupant.

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Pourquoi la réforme du corps électoral, qui reste au cœur des tensions, est-elle inacceptable pour le peuple kanak ?

C’est une réforme indigeste à tout point de vue. Après les accords de Matignon, de Nouméa, et avant cela Nainville-les-Roches, c’est presque un retour en arrière. Le Conseil constitutionnel a confirmé que le corps électoral était bien figé depuis 1998. Malgré cela, le gouvernement veut le modifier, ce qui est pour nous une remise en cause directe de la parole donnée.

Le gouvernement semble pourtant déterminé à aller de l’avant. Quelle marge de manœuvre voyez-vous pour le camp indépendantiste ?

C’est inquiétant de voir cette manœuvre orchestrée depuis Paris, en force, par le gouvernement Lecornu. On se demande si les responsables ont tiré les leçons de ce qui s’est passé récemment.

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Pourquoi l’accord de Bougival ne satisfait-il pas les attentes des indépendantistes ?

Je n’ai pas participé directement aux discussions, mais je l’ai contesté dès le départ. Les retours que j’en ai eus montrent qu’on est très loin de l’esprit de l’accord de Nouméa, qui nous conduisait de manière irréversible vers la pleine souveraineté. Cet accord fait régresser le processus. Il contient de nombreux verrous institutionnels. Pour nous, y entrer, c’est laisser notre âme dedans.

Rentrer dans l’accord de Bougival, c’est condamner notre peuple à l’effacement de son identité et à la négation du processus de décolonisation.

Le Parti de libération kanak (Palika) a signé l’accord, contrairement aux autres composantes du FLNKS. Cette divergence est-elle stratégique ou idéologique ?

Il faut leur poser la question. Pour moi, politiquement et stratégiquement, nous sommes perdants sur toute la ligne. Rentrer dans Bougival, c’est condamner notre peuple à l’effacement de son identité et à la négation du processus de décolonisation inscrit dans les accords de Matignon et de Nouméa. Bougival ne peut pas rassurer notre population.

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L’unité du camp indépendantiste est-elle encore possible ?

Je le crois. La légitimité de la lutte du peuple kanak repose sur le FLNKS, le conseil coutumier et l’ensemble des partis indépendantistes. Ensemble, nous rejetons cet accord. La grande majorité du peuple kanak dit aujourd’hui : nous ne voulons pas de Bougival.

Quel type d’accord souhaitez-vous désormais ?

Il faut que le gouvernement français arrête son dispositif et suspende le calendrier parlementaire. On a le temps : on ne construit pas un accord pour trente ans dans la précipitation. Il faut ramener tous les acteurs du pays autour d’une même table, pour un vrai accord de décolonisation.

Le seul accord valable, c’est un accord qui termine le processus de décolonisation et nous amènera vers la pleine souveraineté.

Vous contestez toujours le troisième référendum dautodétermination ?

Oui. Le peuple kanak n’y a pas participé. M. Lecornu, qui était ministre des Outre-mer à l’époque, a été à l’origine d’un passage en force. C’est lui qui a cristallisé le débat. Il sera difficile de retrouver les conditions d’un dialogue sincère, mais j’espère que le gouvernement fera les efforts nécessaires pour réunir tout le monde. Le seul accord valable, c’est un accord qui termine le processus de décolonisation et nous amènera vers la pleine souveraineté, ce que nous appelons aujourd’hui le projet d’accord de Kanaky. Il faut le poser sur la table : c’est la seule voie pour redonner confiance, relancer l’économie, la mine, la métallurgie et la société calédonienne dans son ensemble.

Quel rôle souhaitez-vous jouer dans cette nouvelle phase ?

Je n’ai pas de rôle particulier, car je reste sous contrôle judiciaire. Mais je suis président du FLNKS et je reste en lien avec le bureau politique et les militants. Mon souhait le plus cher est de rentrer au pays pour ramener de la stabilité et de la sérénité. Rien ne se fera sans le peuple kanak.

Je dis au peuple français : ne nous abandonnez pas.

Quel message souhaitez-vous adresser, en conclusion, au peuple kanak et à ceux qui vous ont soutenu ?

Mon message s’adresse autant au peuple kanak qu’au peuple français. Cette traversée difficile doit nous amener à refermer un chapitre douloureux. On ne peut pas construire un pays en excluant le peuple premier. Il faut que l’État revienne à la raison, qu’il cesse de décider à 20 000 kilomètres des intérêts calédoniens. Les jeunes d’aujourd’hui ont les compétences pour prendre les rênes du pays. Je dis aussi au peuple français : ne nous abandonnez pas. Nous avons besoin de sentir votre soutien. C’est un peuple généreux, avec une belle histoire, et nous avons besoin de cette solidarité.

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