Hautes-Alpes : la peur de familles après des descentes de police dans un hébergement d’urgence
En trois semaines, la police française a débarqué à deux reprises dans un hébergement d’urgence pour forcer des familles à quitter le territoire français. Leur avocate et les associations dénoncent des pratiques illégales. Les familles sont traumatisées.

Enveloppé dans sa serviette, Mathieu M. s’apprête à aller à la douche commune du Formule 1, quand il se retrouve encerclé par six policiers, le jeudi 11 septembre, à 6 heures du matin. Quatre des policiers sont en civil avec gilet pare-balles et brassards, deux autres en uniforme. « Vous avez une OQTF (1), on doit l’exécuter. C’est une décision de la préfecture. »
Obligation de quitter le territoire français.
Face à la police dans le couloir, Mathieu M. garde son sang-froid. « Nous avons formé un recours contre l’OQTF, vous ne pouvez pas nous expulser. » Après leur rejet de demande d’asile, le couple ivoirien et les deux enfants ont obtenu, grâce à la mobilisation d’associations, cet hébergement d’urgence, en pleine zone industrielle de Gap (Hautes-Alpes).
Je voyais ça à la télévision mais je savais pas que ça allait nous arriver.
Laetitia M.
Deux jours auparavant, à la préfecture où la famille devait signer chaque semaine, le chef du bureau de la citoyenneté leur aurait assuré qu’ils n’avaient pas le droit à cet hébergement et qu’ils devaient quitter la France « maintenant ou demain. Le recours ne va rien changer. Si la police débarque, ça ne sera pas bon pour vous ». Saisi de stress, le couple avait appelé leur avocate qui les avait rassurés : le recours étant suspensif, ils étaient protégés de l’éloignement.
Mais le 11 septembre, « les policiers ne voulaient rien entendre », raconte Mathieu M. « Ils ne m’ont pas montré de papiers. Ils m’ont dit : ‘On va vous ramener en Italie’. Je leur ai répondu : ‘pourquoi l’Italie ?’ » En réponse, les policiers auraient dit à Mathieu M. : « Vous devez partir en Italie et revenir en France comme ça, l’OQTF n’est plus subie. C’est un processus qui ne va pas durer. Vous serez de retour à midi. »
Il réveille sa compagne, Laetitia M., et ses enfants. Ils doivent s’habiller devant la police qui se tient dans l’encadrement de la porte des deux chambres. Laetitia M. est en pleurs, les enfants, dont un de deux ans, ne comprennent pas. « Je voyais ça à la télévision mais je savais pas que ça allait nous arriver », souffle Laëtitia M. aujourd’hui.
« En France, c’est normal »
Ils embarquent dans le fourgon. Près de 100 kilomètres séparent Gap de Montgenèvre, le poste-frontière, près de l’Italie, où les policiers les déposent. Sur le trajet, Mathieu M. demande à l’un des agents : « Pour une histoire de papiers que nous contestons, vous prenez une famille. Est-ce que c’est normal ? » « Oui, en France, c’est normal. », lui aurait-on répondu. À Montgenèvre, la police appelle ses homologues italiens, qui arrivent sur les coups de 9 heures.
Les personnes en recours contre des décisions d’OQTF ne peuvent être ramenées à des postes-frontières.
B. Béal
« Maman, pourquoi ? », demande le grand de 4 ans à sa mère. Elle ne sait pas. Les questions de son fils lui « déchirent le cœur ». « Il me demandait quand on allait rentrer à la maison, il me disait le nom de ses camarades de classe, je n’avais pas les mots pour lui dire quoi que ce soit. » raconte-t-elle encore sous le choc.
Alerté par la famille, le réseau associatif s’active pour comprendre la situation. « Les personnes en recours contre des décisions d’OQTF ne peuvent être ramenées à des postes-frontières », explique Brune Béal, chargée de plaidoyer pour l’association Tous migrants. « À aucun moment, dans cette situation, l’éloignement n’aurait dû s’organiser de cette façon. » Entre-temps, la famille a été amenée par la Croix rouge italienne dans un refuge situé à Oulx, où ils passent la nuit.
Au refuge, personne ne comprend ce que la famille fait là. La seule hypothèse qui se dessine selon les personnes présentes : la police française aurait dit à la police italienne les avoir trouvés dans la montagne. D’autant qu’un agent de la Police aux frontières (PAF) française a donné à Mathieu un papier de réadmission, donné lors des refoulements. Habitué à conserver ses documents, il avait pu en prendre une photo, consultée par Politis. Il affirme que les policiers l’auraient déchiré quelques minutes plus tard.
« Quand la police italienne a compris la situation et a vu les preuves que la famille vivait bien à Gap, ils nous ont dit qu’ils allaient tout mettre en œuvre pour les ramener en France », explique une juriste du refuge d’Oulx. De son côté, Coralie Carvin, la directrice du centre d’accueil pour demandeurs d’asile où est passée la famille avant d’être déboutée, a transmis à la préfecture un mail de l’avocate prouvant qu’un recours a été formé contre l’OQTF. Sans réponse.
La préfecture ne m’a jamais répondu. Elle n’en a rien à faire.
Me F. Gilbert
À la fin de la journée, la Croix rouge italienne les ramène à la PAF de Montgenèvre. Il fait nuit quand les policiers disent à la famille qu’ils peuvent partir. Dehors, la température ne dépasse pas quelques degrés. Des bénévoles de Tous Migrants viennent les chercher pour les déposer au refuge de Briançon. Cécile Leroux, militante de l’association Maison soleil, qui connaissait la famille, se souvient de leur état en revenant : « Ils étaient terrorisés. Ils avaient peur que les flics reviennent. »
Interrogée sur des points précis par Politis [voir boîte noire ci-dessous], la préfecture se cantonne par mail à ces explications : « Le 11 septembre […] aucun recours n’avait été enregistré par le greffe du tribunal […]. Dans ces conditions, […] l’éloignement pouvait être mis en œuvre à tout moment. » « Même s’ils n’avaient pas l’information, ce renvoi vers l’Italie était illégal et irrégulier en tout point car la famille n’a ni nationalité italienne, ni titre leur permettant d’y séjourner. Par ailleurs, quand on a appris que la famille avait été emmenée en Italie, on a envoyé à la préfecture la preuve du dépôt du recours. Elle ne m’a jamais répondu. Elle n’en a rien à faire », réagit Flora Gilbert, leur avocate.
Après un premier mail envoyé le 4 octobre à la préfecture, Politis a adressé une liste de questions précises à la préfecture, lundi 6, puis une relance le lendemain. Dans sa réponse transmise quelques heures après ce dernier mail, la préfecture n’a pas donné les motifs expliquant la conduite de la famille en Italie. Elle n’a pas non plus donné d’éléments sur l’hypothèse avancée par les associations selon laquelle la police française aurait dit à la police italienne avoir trouvé la famille dans la montagne.
Fausse couche
De retour au Formule 1, les maux de ventre saisissent Laetitia M. Quatre jours plus tard, prise de douleurs trop fortes, elle se rend aux urgences. Le diagnostic est sans appel : fausse couche. Mathieu et elle avaient un projet d’enfant, ils ne savaient pas qu’elle était enceinte. « Je suis blessée et je me sens mal. ça ne m’était jamais arrivé », raconte Laëtitia M. Comme Mathieu et le réseau associatif local, elle en est persuadée : c’est le traumatisme qui a causé cette fausse couche.
Depuis mi-septembre, leur enfant de deux ans s’est mis à pleurer chaque nuit. Le grand ne veut plus rester tout seul, même quelques minutes. « Quand il voit les pompiers ou la police dans la rue, il s’accroche à moi », explique Laëtitia M. « Ils ne vont pas te prendre, ils ne sont pas là pour toi », lui répond-elle pour le calmer. Mais comment rassurer ses enfants alors qu’elle-même a peur ?
Quand ils sont rentrés, mon cœur s’est arrêté. Ils ont dit à la personne à l’accueil qu’ils venaient chercher une femme.
Laetitia M.
Jeudi 2 octobre, « ils sont revenus, la police a débarqué », raconte Laëtitia M. Dans le même couloir du même hôtel, au petit matin, à trois semaines d’intervalle. « J’étais à l’accueil en train de réchauffer la nourriture de mon enfant », se rappelle Mathieu M. « Quand ils sont rentrés, mon cœur s’est arrêté. Ils ont dit à la personne à l’accueil qu’ils venaient chercher une femme. »
Ce jour-là, la police a emmené Anahit*, la mère d’une famille ayant fui la guerre au Haut-Karabakh. Leur demande d’asile déboutée, son compagnon et elle avaient reçu une OQTF, dont le recours avait été rejeté par le tribunal administratif. Le père et les deux enfants, en état de choc, ont vu Anahit partir avec les agents. Transférée à Marseille, son avion est prévu le soir même à l’aéroport Paris-Charles de Gaulle.
Le prénom a été modifié.
Deux heures avant le départ, leur avocate, Flora Gilbert, envoie un mail à la préfecture pour demander le report de l’expulsion afin qu’elle puisse « quitter le territoire national accompagnée de son époux et de ses deux enfants ». Elle rappelle les principes du droit international en matière d’unité familiale et d’intérêt supérieur de l’enfant.
Réponse laconique de la préfecture, le lendemain matin, que Politis a pu consulter : « Je vous remercie pour cette transmission. » Contactée, la préfecture nous assure que « ces mesures s’inscrivent en application du droit d’asile, de l’État de droit et des engagements internationaux de la France. Elles sont mises en œuvre, aux frais de l’État, dans le respect des droits des personnes. »
Effrayer les personnes
Dans une vidéo postée sur Facebook, on voit Anahit en pleurs, visiblement traumatisée. Elle raconte l’arrivée de la police, le fait qu’elle n’a « pas pu dire au revoir à ses filles qui dormaient dans la chambre d’à côté », les menottes. « Séparer une famille avec une telle violence, en expulsant d’abord la mère, répond à une logique d’effrayer et de terrifier les personnes dans la même situation », commente leur avocate.
En fait, que tu sois en recours ou pas, la police peut te prendre et t’amener là où ils veulent.
Laetitia M.
La préfecture conteste avoir voulu « séparer cette famille ». L’expulsion du « reste de la famille était prévue deux jours après. Mais le père a finalement refusé la mesure », répond la préfecture. « Aujourd’hui, les autres membres de la famille ont peur et se méfient de tout le monde », confie Coralie Carvin, directrice du Cada (centre d’accueil pour demandeur d’asile) par lequel ils sont passés et toujours en contact avec eux.
Comme d’autres acteurs associatifs, elle décrit des pratiques de plus en plus dures pour les étrangers au niveau de la préfecture. « Mais les descentes de flics dans les hôtels, c’est inédit », souffle-t-elle. « En fait, que tu sois en recours ou pas, la police peut te prendre et t’amener là où ils veulent », constate Laetitia M. qui envisage de porter plainte et d’engager une action mettant en cause la responsabilité de l’État.
« C’est extrêmement courageux », estime leur avocate, Flora Gilbert. « Souvent, pour les personnes sous OQTF, la peur du système étatique et l’injonction à l’invisibilité sont plus fortes que la volonté de défendre leurs droits », poursuit-elle. Laetitia et Mathieu M. y pensent : « Combien d’autres personnes ont vécu ça sans que personne ne le sache ? »
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