Incarner la culture du pauvre

Le sociologue britannique Richard Hoggart retrace son parcours de jeune intellectuel issu de la classe populaire anglaise, dans une superbe « autobiographie sociologique ». Que l’on redécouvre dans une réédition bienvenue.

Olivier Doubre  • 19 octobre 2025 abonné·es
Incarner la culture du pauvre

C’est au 33, Newport Street, dans la ville ouvrière (principalement du textile) de Leeds, tout au nord de l’Angleterre, que le sociologue et spécialiste de littérature anglaise Richard Hoggart, né en septembre 1918, vécut une bonne part de sa jeunesse dans les années 1920 et 1930. Orphelin, élevé principalement par sa grand-mère maternelle, il connaît l’enfance et l’adolescence d’un jeune prolétaire anglais, au sein d’une famille nombreuse (sa mère avait dix frères et sœurs), se partageant une simple maison, comptant chaque penny pour vivre.

Connu pour son livre La Culture du pauvre, vite devenu un classique, traduit par Jean-Claude Passeron chez Minuit en 1970 dans la collection « Le sens commun », dirigée par Pierre Bourdieu, il y analyse l’incorporation de la culture ouvrière, ou populaire, au sein des classes défavorisées outre-Manche. Ce livre, quasi fondateur des cultural studies, se démarquant d’une analyse marxiste orthodoxe ne retenant que la classe sociale comme discriminant explicatif, ouvrit la voie à de nombreux travaux s’inscrivant dans une école de sciences sociales très anglo-saxonne.

Moins théorique, 33 Newport Street relate la formation du jeune Hoggart accédant au savoir livresque, appréhendant les affects et les étapes qui vont le mener à devenir un « transfuge de classe », pour reprendre l’appellation choisie par des autrices et auteurs comme Annie Ernaux, Rose-Marie Lagrave ou Didier Éribon (pour se limiter à des exemples français). Véritable retour sur son propre parcours, cette « autobiographie d’un intellectuel issu des classes populaires » se veut cette fois une introspection plus personnelle sur ce qu’il exposait dans La Culture du pauvre.

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Même si ce dernier comportait déjà une touche tirée de sa propre expérience, le présent livre est d’abord le récit d’un long processus, d’abord invisible au protagoniste, qui va découvrir peu à peu le chemin intellectuel, et donc social, qu’il va parcourir, s’éloignant progressivement de son milieu social d’origine. Du petit garçon pauvre, puis boursier à l’université, à l’universitaire respecté, intégrant grâce à ses excellents résultats la prestigieuse université de Cambridge. Ce dont il n’aurait sans doute même pas osé rêver des années plus tôt.

En dépeignant chaque membre du cercle familial, le sociologue expose l’un des traits caractéristiques de la « culture » de son milieu d’origine.

Mais il faut s’arrêter sur l’écriture de Hoggart, qui, soulignons-le, est d’abord un littéraire, étudiant en littérature, fou de poésie. En dépeignant chaque membre du cercle familial (un oncle, sa grand-mère, une tante, un frère, sa belle-famille…), le sociologue peut exposer l’un des traits caractéristiques de la « culture » de son milieu d’origine. Ainsi, sa tante Ethel, restée célibataire et devenue acariâtre, ne cesse d’abreuver son entourage immédiat (l’écolier se muant ici en spectateur) de sa rancoeur envers (tous) les hommes, n’ayant réussi à se marier, « ou peut-être, contre toutes les mœurs en usage, n’avait-elle pas voulu se marier ».

« Décence partagée »

Et le sociologue de développer alors une analyse sur le marché matrimonial en vigueur dans son milieu social : « Elle avait fini par se rendre compte un jour qu’il était trop tard, qu’elle était, pour reprendre une expression qui avait alors une force terrible, “au rencart”, et qu’elle avait toutes les chances d’y rester. » En soulignant le drame intime de cette tante, qui « commença à dire avec insistance et avec un mépris et un dédain croissants qu’elle ne voulait pas de ce qu’elle savait maintenant clairement qu’elle n’aurait jamais. Elle développa alors une bonne douzaine de manières différentes de dire “les hommes !”, qui étaient autant de manières différentes de rejeter l’autre sexe. »

Quittant pas à pas ces gens malheureux auxquels je serai à jamais lié émotionnellement.

R. Hoggart

Autre élément du portrait de sa classe d’origine que dresse le sociologue : « L’appartenance à la classe ouvrière respectable. » Point d’alcool (sauf chez un oncle, déconsidéré par son entourage de ce fait), honnêteté et principes hérités d’une morale sans doute religieuse. On retrouve ici l’un des traits fondamentaux, déjà esquissés par son aîné mais contemporain George Orwell, dans ses premiers écrits sur la classe laborieuse anglaise : celui de la common decency, ou « décence partagée », pour ne pas prêter le flanc aux éventuelles critiques des dominants.

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En pointant cet « honneur », Richard Hoggart souligne son attachement à la classe laborieuse, non sans cacher qu’au fil de sa scolarité et de son mouvement vers un milieu auquel il n’appartenait pas au départ, il entama un « mouvement vers l’extérieur, vers le lointain, quittant pas à pas, lentement mais irrévocablement, cette maison-là, cette culture-là, ces gens malheureux auxquels je serai à jamais lié émotionnellement ». Cela s’appelle, sans doute, une conscience de classe.


Les autres parutions

Du fond des océans les montagnes sont plus grandes, Corinne Morel Darleux, Libertalia, 120 pages, 10 euros.

À l’autrice qui consigne la beauté sous toutes ses formes essai après essai, l’équipe du programme d’exploration sous-marine Under The Pole a proposé de découvrir les forêts marines. Car, si « toutes les montagnes ont commencé marines », force est de reconnaître notre ignorance face au berceau de la vie sur Terre et l’inconséquence destructrice à son encontre. Dans ce journal de bord écrit tel un manifeste mésophotique – entre la surface et les grands fonds –, Corinne Morel Darleux livre, outre les pensées qui la traversent, ce que, novice, elle apprend, aux côtés d’une belle diversité d’humains passionnés auxquels elle ne manque pas de rendre hommage. Ce faisant, elle alerte à propos de l’extinction silencieuse de ce pan de la nature, contingent à la frénésie de consommation due à notre très confortable style de vie moderne.

Sur le même sujet : « On peut s’émerveiller du monde tout en s’inquiétant pour lui »

Vichy. Histoire d’une dictature (1940-1944), Laurent Joly (dir.) éditions Tallandier, 562 pages, 26,50 euros.

« Autoritaire », « réactionnaire », « collabo » bien sûr, complice des nazis, tous ces qualificatifs furent longtemps ceux des historiens pour désigner le « régime de Vichy ». Mais aussi étrange que cela puisse paraître, celui-ci a rarement été désigné par le (simple) mot de « dictature ». Or, constate l’historien Laurent Joly, spécialiste de cette période et de la Shoah qui dirige ce passionnant volume collectif, « avec le recul du temps, il semble difficile de qualifier l’État français, nom officiel du régime pétainiste, autrement que comme une dictature ». Cette somme, fruit des dernières recherches sur Vichy, en propose une approche historique renouvelée, notamment grâce à des archives inédites enfin consultables.

Sur le même sujet : Vichy, la mémoire empoisonnée

Loufoque !, Alphonse Allais, préface de Pierre Jourde, Nouvelles Éditions Wombat, 288 pages, 20 euros.

« Il m’arrive de m’attribuer des mots qui sont en général d’Alphonse Allais et des aventures puisées dans la vie des hommes illustres ! » Hilare, Claude Rich se présente ainsi à Lino Ventura au début des célèbres Tontons flingueurs. Dialogues Michel Audiard. Qui montrent bien le souvenir laissé, encore après-guerre, par ce conteur anar qui sillonnait la Butte (Montmartre), tombant, de zincs en cabarets, sur des « zigues », « fumistes » et artistes « hydropathes », au hasard de nuits bien arrosées. Finement curée par Pierre Jourde, cette anthologie nous (re)fait savourer le ton « loufoque » de cet humoriste hors pair, voix d’un Paris « popu » hérité de la Commune. Coincés, s’abstenir !

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Temps de lecture : 7 minutes

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