Les images de Gaza, « une nécessité historique et judiciaire »

L’afflux de témoignages visuels révélant les atrocités en cours tend à désensibiliser l’opinion. Face à l’inertie des politiques, ils jouent pourtant un rôle essentiel pour documenter ces crimes et espérer y mettre fin.

Kamélia Ouaïssa  • 7 octobre 2025 abonné·es
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Les images de Gaza, « une nécessité historique et judiciaire »
Selon Reporters sans frontières, plus de 210 journalistes ont été tués à Gaza, certains en couvrant le conflit, d’autres ciblés chez eux par l’armée israélienne.
© Stringer / Anadolu / AFP

Depuis deux ans, les images venues de Gaza exposent une horreur incessante : corps démembrés, enfants mutilés, bombardements filmés en direct, cadavres carbonisés. Diffusées en continu, souvent en temps réel, principalement via les réseaux sociaux, elles témoignent de l’intensité de l’offensive israélienne, qu’une commission d’enquête du Conseil des droits de l’homme de l’ONU a qualifiée de génocidaire dans son rapport publié le 16 septembre 2025.

Malgré la situation d’urgence à Gaza, l’opinion internationale semble marquée par une forme d’anesthésie émotionnelle face aux images de la guerre. L’essayiste états-unienne Susan Sontag analysait déjà ce phénomène dans Devant la douleur des autres (2003), soulignant que la répétition des clichés de guerre finit par émousser leur effet : pour qu’une photographie ait un impact, « il faut qu’elle choque ». Elle prend l’exemple des images brutales sur les paquets de cigarettes, destinées à dissuader par leur violence, mais nuance : « Le choc peut devenir familier. Il peut s’user. » À force de répétition, l’horreur cesse de sidérer et finit par paraître supportable.

Amina Kalache, journaliste indépendante, illustre cet affaiblissement du regard à travers une image récurrente : les corps de Palestiniens tués à Gaza, enveloppés dans des sacs ou bâches en plastique, en raison du manque de linceuls. « La première vision d’un corps dans un sac peut être traumatisante ; les suivantes le sont moins. Mais cela ne veut pas dire que la douleur disparaît », précise celle qui a été l’une des premières journalistes à couvrir le sujet après le 7-Octobre.

L’empathie peut s’émousser ou non en fonction de la considération accordée au sujet représenté.

Depuis, Amina Kalache travaille quotidiennement sur la situation en Palestine, et s’intéresse au traitement médiatique et institutionnel qui lui est réservé. L’habitude n’est pas indifférence : ces images la hantent, provoquant insomnies et cauchemars. Pour cette raison, et à cause de la régulation télévisuelle des images, elle choisit parfois de contourner la brutalité par les mots : « Verbaliser permet de marquer les esprits. Même sans l’avoir vue, l’image s’imprime. »

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Une empathie à géométrie variable

Dans son analyse nuancée, Susan Sontag intègre une variable essentielle : le point de vue. Certaines représentations conservent leur puissance, explique-t-elle, selon la disposition du spectateur à se sentir concerné. Autrement dit, l’empathie peut s’émousser ou non en fonction de la considération accordée au sujet représenté. Plus un conflit est perçu comme « lointain » ou « exotique », plus il semble facile, pour les spectateurs occidentaux, de « regarder les morts et les mourants en face ».

Un tel regard s’inscrit toutefois dans une logique impérialiste et hiérarchisée, où la douleur des peuples non blancs est considérée comme une condition naturelle de leur histoire, renforçant « la croyance que ces parties du monde sont vouées à une violence inéluctable ».

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Amina Kalache illustre ce mécanisme avec l’exemple de Hind Rajab, fillette gazaouie de 6 ans abattue alors qu’elle appelait à l’aide et que les secours tentaient d’intervenir (1). Bien que tragique, cet événement n’a pas été largement relayé par les médias mainstream, déplore la journaliste : « D’une certaine façon, on s’est habitués à ce qu’une catégorie de personnes puisse être tuée ou massacrée dans l’horreur la plus extrême. » Elle pointe un traitement médiatique inégal : « Si cela avait été un enfant américain ou ukrainien, je ne suis pas sûre que la couverture aurait été la même. »

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Lire « L’appel des mères pour les enfants de la Palestine », Politis.fr, 1er juin 2025.

La journaliste met en cause la responsabilité des acteurs politiques dans cette anesthésie : « Il y a une forme d’habitude de cette violence qui est constante, et les acteurs politiques ont normalisé ces rhétoriques déshumanisantes. » Selon elle, ce manque d’empathie politique transforme l’inacceptable en banalité : « C’est aussi à cause d’eux que l’horreur a fini par sembler normale ou impossible à changer, comme si l’inacceptable devenait acceptable, à quelques exceptions près, dans les pays qui, dès le départ, ont pris des dispositions exemplaires. »

Les images comme seules preuves

Comme le rappelle Susan Sontag dans son essai précité, la photographie « confère à un événement – pour ceux qui sont ailleurs et le reçoivent comme actualité – une réalité ». Or, selon Reporters sans frontières, plus de 210 journalistes ont été tués à Gaza, certains en couvrant le conflit, d’autres ciblés chez eux par l’armée israélienne. En mai 2024, Israël a ordonné la fermeture des bureaux d’Al Jazeera, interdit l’entrée des journalistes étrangers dans la bande de Gaza et restreint fortement l’accès humanitaire et médiatique, entraînant une opacité quasi totale sur ce qui s’y déroule.

« On en est arrivé là parce que les Palestiniens se sont retrouvés dans une enclave, explique Amina Kalache. Les journalistes n’ont pas le droit d’aller sur le terrain, et les journalistes palestiniens sont ciblés. Alors qui prend le relais ? » Pour elle, ce blocage médiatique traduit une volonté « délibérée de taire les images ».

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Face à cette invisibilisation forcée, ce sont donc les habitants eux-mêmes qui filment, photographient, témoignent, devenant les ­journalistes de leur propre drame. Pour Amina Kalache, il ne s’agit pas d’un choix mais d’une nécessité : « Si les populations parviennent à faire le travail des journalistes, à témoigner, c’est parce que c’est devenu indispensable pour comprendre l’ampleur et la nature du crime. »

Susan Sontag insiste par ailleurs sur la fonction de preuve de la photographie : « La notion même d’atrocité, de crime de guerre, va de pair avec l’attente que la photographie fournisse des preuves. » Selon un article de la BBC publié en décembre 2024, Facebook a fortement limité la visibilité des médias palestiniens, réduisant ainsi la capacité des Gazaouis à informer et à témoigner.

Manifestation Palestine flottille Gaza Madleen
Manifestation de soutien à la Flottille de la liberté Madleen partie pour Gaza, en juin 2025, à Paris. (Photo : Maxime Sirvns.)

Les politiques de Meta sur Facebook et Instagram y sont accusées de museler les voix en faveur de la Palestine et des droits humains. Pour contourner cette censure, certains créateurs tentent de tromper les algorithmes en plaçant une séquence virale au début de leurs vidéos, malgré les nombreux échecs.

 La notion même d’atrocité, de crime de guerre, va de pair avec l’attente que la photographie fournisse des preuves. 

S. Sontag

Dans son rapport de 72 pages, la commission d’enquête de l’ONU s’appuie sur des images et des témoignages fournis par les Gazaouis, les ONG et les journalistes. Pour Amina Kalache, « les photos et vidéos de Gaza constituent aujourd’hui les sources primaires » indispensables pour documenter crimes et atrocités. Elles sont reprises par l’ONU, utilisées par les ONG et intégrées à des dossiers judiciaires. « Le rapport de l’ONU s’appuie sur des photos, vidéos et témoignages de journalistes, mais aussi sur ceux des Palestiniens. C’est une matière que nous devons archiver, expertiser, publier et accompagner d’un travail de mise en contexte », souligne la journaliste.

Douloureuses, traumatisantes, parfois insoutenables, les images venues de Gaza restent essentielles. « Il faut rester consterné », résume-t-elle. Comme Susan Sontag avant elle, Amina Kalache considère que le scandale n’est pas que ces images existent, mais qu’on finisse par s’y habituer : « Leur rôle n’est pas la surenchère émotive, mais la nécessité historique et judiciaire. »

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