Yanick Lahens : « Le créole enrichit le français »

La grande figure de la littérature ­haïtienne, met en scène la capacité de résistance des femmes noires dans son nouveau roman, ­Passagères de nuit, dont l’action se déroule au XIXe siècle. ­Rencontre.

Christophe Kantcheff  • 4 octobre 2025 abonné·es
Yanick Lahens : « Le créole enrichit le français »
Pour Yanick Lahens, le genre roman ouvre le champ de la complexité humaine.
© Philippe Matsas

Passagères de nuit / Yanick Lahens / Sabine Wespieser Éditeur, 223 pages, 20 euros.

« Régina, Régina, réveille-toi, leve, leve, tu n’es pas venue ici pour te reposer, ou pa vini isit pou kale wès… » Dans Passagères de nuit, le nouveau roman de Yanick Lahens, se glissent des mots de créole. Quand la traduction n’est pas directement donnée dans le texte comme ici, le lecteur peut se référer à un glossaire en fin de volume. Dans ses écrits, Yanick Lahens affectionne de plus en plus cette rencontre des deux langues. Certainement pas par goût de l’exotisme, elle en a horreur.

Sa prose se caractérise par un lyrisme tempéré parsemé de formules imagées mais ramassées, imprimant un rythme jamais relâché. « Le créole enrichit le français », dit-elle. Enfant, elle le parlait avec ses proches, mais le français était la langue de l’école, celle de la promotion sociale. En outre, précise-t-elle, « comme le créole était considéré comme une langue populaire et même vulgaire, il y avait une barrière de genre : les garçons étaient davantage autorisés à le parler que les filles ».

Grande figure de la littérature haïtienne contemporaine, au même titre que Lyonel Trouillot, autrice de romans, de nouvelles et de récits, Yanick Lahens a aussi exercé une carrière universitaire et a été invitée en 2019 à donner un cours – passionnant (1) – au Collège de France en tant que titulaire de la chaire Mondes francophones. C’est peut-être pour cette raison que lorsqu’on lui pose une question la concernant, sur son rapport à ces deux langues par exemple, elle ne s’en tient pas à son cas personnel, mais trace une perspective plus large. C’est également parce qu’en France nombre de ses interlocuteurs méconnaissent – pour ne pas dire ignorent – Haïti et son histoire.

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Littérature haïtienne : urgence(s) d’écrire, rêve(s) d’habiter, Collège de France/Fayard, 2019.

« À la suite de l’occupation américaine et de la montée de ­l’indigénisme, le créole a connu de grands défenseurs comme Félix Morisseau-Leroy, puis les poètes Georges Castera et Frankétienne, décédé en février dernier, explique Yanick Lahens. Dans la nouvelle Constitution de 1987, le créole est devenu langue officielle, à l’égal du français. Mais, sans politique d’aménagement linguistique, il n’a pas franchi le seuil de l’école. En revanche, le créole a investi l’espace public. 95 % des stations de radio s’expriment dans cette langue, par exemple. Aujourd’hui, les nouvelles générations d’auteurs et d’autrices écrivent indifféremment dans les deux langues. La bataille politico-linguistique est achevée. »

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Instiller du créole dans ses romans n’a pas été un acte « naturel » pour Yanick Lahens. À ses débuts, elle ne se sentait pas légitime. Issue de la petite bourgeoisie citadine, de confession catholique et ayant fait ses études supérieures en France, elle était « très occidentalisée, ­reconnaît-elle. Il a fallu que je réapprenne Haïti, que je découvre cette partie essentielle d’Haïti que l’on nomme le pays en-dehors ». Le pays en-dehors ? Une notion qui remonte à l’indépendance (1804) et s’inscrit dans les limites de la révolution accomplie. Les révolutionnaires au pouvoir ont en effet reproduit le seul modèle économique et social qu’ils connaissaient : celui de la plantation, copié sur le système colonial.

Impensé

Or, raconte Yanick Lahens, « une grande majorité de la population, fraîchement arrivée d’Afrique, a refusé ce modèle et s’est réfugiée dans les montagnes, où elle a institué un système de vie collective, créé une langue, le créole, pratiqué le vaudou, etc. ». Telle est l’origine de ce qu’on appelle le pays en-dehors – un total contresens dans la mesure où cette population n’a rien d’extérieur à Haïti. « Il y a un impensé à ce sujet qui explique tous les problèmes que nous avons jusqu’à aujourd’hui », ajoute l’écrivaine.

L’histoire d’Haïti a été écrite par et pour les hommes. Il y a une nécessité à la revisiter du point de vue des femmes.

Y. Lahens

Quoi qu’il en soit, les héroïnes de Passagères de nuit, Elizabeth et Régina, en sont issues, comme Olmène Lafleur dans Bain de lune (Prix Femina 2014), l’un des textes les plus marquants de Yanick Lahens, qui s’étonne quand on lui fait remarquer que ses protagonistes sont toujours des femmes. « On ne le dit pas aux hommes qui ont des héros masculins, s’insurge-t-elle. D’autant que l’histoire, d’Haïti et d’ailleurs, a été écrite par et pour les hommes. Il y a une nécessité à la revisiter du point de vue des femmes. »

Les héroïnes de Passagères de nuit sont inspirées de deux de ses aïeules, dont elle a transposé l’existence au XIXe siècle. ­Elizabeth est la narratrice de la première partie du roman. Elle vit à La Nouvelle-Orléans, où, « un matin de 1803 », sa grand-mère, Florette Dubreuil, est « arrivée de l’île de Saint-Domingue [le nom d’Haïti n’étant institué qu’à partir de 1804, N.D.L.R.] en proie aux flammes ». C’est l’une des spécificités de ce roman de mettre en exergue les liens entre Haïti et La Nouvelle-Orléans, qui connaissait à l’époque un brassage de populations diverses.

« Florette Dubreuil avait su se tirer d’affaire entre les créoles nés en Louisiane, propriétaires des plantations ou des bâtisses de la ville, tout comme l’étaient quelques affranchis, les Blancs fraîchement débarqués de Saint-Domingue ou refoulés de Cuba, les esclaves de tous ces maîtres, les Amérindiens Natchez, Apalaches et Houmas, les Acadiens, la cohorte d’aventuriers, pirates et contrebandiers, arrivés de toute l’Europe, et les quelques Noirs libres, tout aussi avides d’aventures que les premiers. »

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Elizabeth, à la suite d’un acte – dont nous ne dirons rien pour ne pas dévoiler cette scène saisissante – qu’elle commet à l’encontre d’un notable blanc ayant tenté de la violer, part pour Haïti. C’est-à-dire fait le chemin inverse de sa grand-mère – superbe personnage –, qui lui a donné les clés d’une émancipation personnelle.

Régina, la narratrice de la seconde partie, a été emmenée, enfant, d’une campagne reculée où vivaient les siens dans une famille maltraitante de Port-au-Prince nommée Mérisier, où elle a subi violences et humiliations pendant toutes ses années de jeunesse avant de pouvoir s’échapper. Quand elle raconte son histoire, Régina est une vieille femme. Elle s’adresse à l’amour de sa vie, disparu avant elle, le général Léonard Corvaseau, dont elle fut la femme « placée » (le « plaçage » étant « une forme d’union patrimoniale », lit-on dans le glossaire). Son récit est celui d’une femme devenue maîtresse d’elle-même, indépendante – son commerce de repassage est ­florissant – et connaissant le bonheur.

Silence

Passagères de nuit est moins un roman historique qu’une suite de portraits de femmes dont le point commun est de s’être « échappée[s] de la prison des conventions ». Leur capacité de résistance traverse tout le livre, qui passe par une inclination au silence. Comme le dit Yanick Lahens, « leur silence est souverain. Il est le contraire de l’impuissance ».

Les femmes assurent l’économie informelle d’Haïti et jouent un rôle social déterminant, mais n’ont pas de représentation politique.

Y. Lahens

Elle poursuit : « Leurs victoires sont à bas bruit. Mais ce sont elles qui tiennent tout l’édifice de la société. Il n’y a pas que les grandes héroïnes de la révolution, comme Sanité Belair. Elizabeth et Régina font partie des centaines de milliers d’héroïnes anonymes. » Que l’écrivaine rapproche des femmes d’aujourd’hui, qui « assurent l’économie informelle d’Haïti et jouent un rôle social déterminant, mais qui n’ont pas de représentation politique et dont l’activité ne se traduit pas dans la structure économique formelle à l’occidentale ».

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Yanick Lahens met aussi en scène des personnages féminins comme madame Mérisier, nourrissant une haine d’elle-même parce qu’elle est noire, le standing des Blancs lui étant à jamais interdit. « La souffrance qu’elle m’infligeait était une manière d’apaiser ses propres souffrances », analyse Régina avec lucidité. Aux yeux de l’écrivaine, le genre roman ouvre le champ de la complexité humaine. Passagères de nuit en témoigne.

Un livre splendide à tous points de vue, dont son autrice doutait pourtant une fois le manuscrit achevé. Pour différentes raisons, en particulier le danger renouvelé que constituaient les tirs des bandes rivales retentissant non loin de chez elle, elle n’a pu s’y consacrer comme à son habitude sur des plages de temps long. « J’écrivais par bribes, quand cela m’était possible. Par-là même, j’ai eu l’impression de ne rien contrôler. » À la lecture de son roman, on peut la rassurer.

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Littérature
Temps de lecture : 8 minutes