GenZ 212 : la jeunesse marocaine en révolte
Depuis deux semaines, le Maroc est secoué par un mouvement social inédit, porté par la jeunesse qui s’est dénommée « GenZ 212 », révoltée par l’effondrement des services publics. Confrontée à une répression brutale et à une réponse décevante du roi ce vendredi 10 octobre, le mouvement se situe à un tournant.
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© Issam Zerrok / Hans Lucas / AFP
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Gen Z : l’internationale contestataire À Madagascar, après la destitution du président, les nouveaux défis de la Gen Z« C’est au roi qu’il faut s’adresser car il est responsable, et c’est le seul qui détient le pouvoir. Il est obligé de répondre à la pression sociale », confie Abdel*, militant marocain, à Politis, en amont du discours du roi Mohammed VI. Depuis deux semaines, le Maroc connaît un mouvement social aussi inattendu qu’historique, initiée par une génération Z (née après l’an 2000) dont l’organisation s’affirme sans leader désigné. Ce sont les décès de huit femmes enceintes après avoir été admises pour des césariennes à l’hôpital public d’Agadir, à la mi-septembre, qui ont déclenché ce mouvement spontané GenZ 212 – 212 est l’indicatif téléphonique du Maroc.
* Les prénoms suivis d’une astérisque ont été modifiés.
Affilié à aucun parti politique ni organisation syndicale, le collectif GenZ 212 revendique autant l’horizontalité que le pacifisme. Après une brève pause, les manifestations ont repris jeudi 9 octobre, à la veille de l’allocution tant attendue du roi. « Nous sommes tous suspendus à sa parole et c’est le fond du problème : le roi est le seul décisionnaire dans ce pays. Notre système doit s’inspirer des monarchies parlementaires européennes comme en Espagne, où le gouvernement détient un certain nombre de prérogatives », explique Ahmed, âgé de 30 ans, habitant en France depuis douze ans après avoir grandi à Casablanca.
Une jeunesse populaire délaissée, dans un état de désespoir profond.
Abdel
Attendu par 37 millions de marocains, le discours a déçu tant la parole royale est apparue déconnectée des réalités sociales. « Avec l’inflation, le chômage élevé, le taux d’endettement des foyers, la tension sociale était palpable », explique Abdel. D’origine amazigh (berbère), il a récemment sillonné le pays et observé dans les régions « une jeunesse populaire délaissée, dans un état de désespoir profond. La colère pouvait exploser à tout moment ».
« Mouvement gazeux »
La contestation s’est vite étendue à de nombreuses villes du pays. Dans les cortèges, on entend chaque jour le même refrain : « Le peuple veut la fin de la corruption », ou encore « Maroc, le chômage et le chômage ». Car celui-ci atteint 12,8 % dans le pays au deuxième trimestre 2025, près de 36 % pour les moins de 24 ans et près de 19 % des diplômés. « Depuis la fin du covid, les gens ne s’en sortent plus. Plusieurs amis diplômés d’un master en 2021-2022 n’ont toujours pas de travail », s’alarme Youcef*, jeune diplômé qui travaille dans le secteur du droit, après sept manifestations depuis le début du mouvement.
Nos parents nous ont éduqués dans l’obéissance et la terreur.
Ahmed
Né sur le réseau social Discord, le collectif GenZ 212 compte aujourd’hui plus de 200 000 membres. Il s’est structuré sur différents canaux : un bilan de la journée est réalisé chaque soir, puis une discussion collective a lieu dans une sorte d’assemblée générale virtuelle. Les membres décident in fine de la poursuite, ou non, des manifestations. Bien qu’il soit agréablement surpris par les révoltes en cours, Abdel dresse un portrait nuancé de l’organisation : « C’est un mouvement gazeux, on ne sait pas vraiment qui organise les votes. Mais l’anonymat garanti par cette horizontalité fait sa force et le Makhzen [le pouvoir, N.D.L.R.] a du mal à les isoler et les désigner. »
Le calme des rassemblements, les manifestants rejetant « toute forme de violence, d’émeute ou de destruction », tranche singulièrement avec la répression policière et l’interpellation de centaines de personnes. Youcef raconte : « Dès qu’on se rendait vers un point de rassemblement de nombreux policiers étaient déjà là, et quand on allait ailleurs, ceux en civil commençaient à arrêter les gens de façon arbitraire ». Abdel renvoie cela à la nature du régime, « autoritaire et réactionnaire, qui se maintient par la répression de toutes les révoltes sociales depuis les années 1960 ».
Mais au-delà de la réponse étatique, c’est la détermination de cette génération qui impressionne. « Nos parents nous ont éduqués dans l’obéissance et la terreur », reconnaît Ahmed. Un constat partagé par Abdel, qui précise cependant que les opposants « n’hésitent pas une seconde à affronter l’État. Comme on estime déjà vivre dans une prison à ciel ouvert, peu importe si l’on termine en prison ou en garde à vue ! »
On transforme le Maroc mais tout ça n’a pas d’impact pour le citoyen lambda.
Youcef
Après tant d’arrestations injustifiées, de violents incidents ont éclaté avec les forces de l’ordre. Les images d’un camion de gendarmerie fonçant sur la foule et percutant un jeune à Oujda ont profondément choqué l’opinion. Début octobre, trois personnes ont été tuées par des gendarmes à Lqliaâ, près d’Agadir. Parmi elles, Abdessamad Oubalat, un jeune étudiant en cinéma présent pour documenter les événements, tué par balles. Soixante artistes et cinéastes lui ont rendu hommage dans une tribune relayée par des médias locaux.
Face à la pression grandissante, le chef du gouvernement, Aziz Akhannouch, a été très vite contraint de s’ouvrir au dialogue pour répondre aux revendications sociales. Également maire d’Agadir, il détient un certain nombre de puissantes entreprises et sa fortune est estimée, selon le magazine Forbes, à 1,9 milliard de dollars. Dans la rue, on réclame son départ, et la GenZ 212 invite désormais à boycotter ses entreprises.
Le football au cœur des contradictions du pouvoir
Un autre sujet cristallise les tensions dans les rangs des manifestants : celui des investissements réalisés pour l’accueil de compétitions de football, comme la toute proche Coupe d’Afrique des nations (décembre 2025-janvier 2026) et la Coupe du monde 2030. Plus d’un milliard d’euros seront investis pour les différents travaux. Ce qui ne passe pas auprès de la population. Dans son discours, Mohammed VI a déclaré qu’il ne saurait y avoir de contradictions entre les grands projets et des avancées sociales, rejetant la responsabilité sur le gouvernement. Pour enfin appeler à un Maroc « unifié, avec l’égalité des chances ».
« Avec tout cet argent pour les stades et la destruction de certains quartiers à Casablanca, on transforme le Maroc mais tout ça n’a pas d’impact pour le citoyen lambda, qui n’a pas d’hôtel à louer ou de société pour rafler les marchés publics », lance Youcef depuis la capitale marocaine. L’actualité s’invite dans les stades marocains par l’intermédiaire des groupes de supporters qui sont aux côtés des manifestants.
Les tribunes sont des espaces d’expression uniques pour des dizaines de milliers de jeunes Marocains avec des chants considérés comme des symboles contestataires à Casablanca, Tanger, Kenitra depuis déjà plusieurs années. Le sociologue marocain Abderrahim Bourkia, spécialiste des ultras, le confirme dans son essai Des ultras dans la ville : étude sociologique d’un aspect de la violence urbaine (Éd. La Croisée des chemins) : « Les mobilisations des groupes ultras empruntent les moyens classiques du répertoire de l’action collective. »
Dès le début de la contestation, plusieurs groupes ultras ont vite exprimé leur soutien à la GenZ 212. Ceux du Wydad Casablanca ont déployé une banderole le 27 septembre, sur laquelle on pouvait lire : « Ni éducation ni médecin, et bon courage aux pauvres (et leurs proches) ». Certains ont même décidé de boycotter les matchs de leur équipe ! Et, dans un communiqué, les Ultras Eagles du Raja Casablanca ont exigé la libération immédiate de tous les prisonniers politiques.
Revendications éducatives, sanitaires et contre la corruption
L’Organisation marocaine des droits humains (OMDH) appelle également les autorités à mettre un terme aux poursuites judiciaires visant les protestataires de la GenZ 212. En parallèle de la pression mise par la société civile, le collectif a publié un dossier revendicatif réclamant des mesures fortes : hausse du budget de la santé au niveau des recommandations mondiales, révision radicale des programmes scolaires pour intégrer la pensée critique et l’éducation à la citoyenneté, numérisation et transparence des marchés publics contre la corruption, déclaration publique du patrimoine de tous les hauts responsables étatiques.
Et une lettre ouverte adressée au monarque, signée par une soixantaine de personnalités (activistes, journalistes, intellectuels, défenseurs des droits humains), est venue soutenir ces revendications appelant de vraies réformes structurelles. Pour autant, la monarchie est si puissante dans les esprits de la population marocaine, mais aussi de la diaspora, que Mohammed VI demeure une figure intouchable : en réponse à certaines accusations, les administrateurs de la page GenZ 212 sur Discord avaient clarifié leur position : « Nous ne sommes ni contre la monarchie ni contre le roi. »
L’État pensait que le peuple était devenu docile, qu’on avait tous les yeux braqués sur le foot.
Youcef
Alors qu’une nouvelle femme enceinte est décédée à l’hôpital public d’Agadir, le 7 octobre, après un discours royal qui n’a fait bouger aucune ligne, comment la rue va-t-elle réagir ? « Ne pas répondre, d’une manière ou d’une autre, ça risque d’accélérer le mouvement et cela pourrait activer d’autres secteurs de la société », analyse Abdel. Sur les réseaux sociaux, la GenZ 212 avait appelé au boycott du match de l’équipe nationale marocaine contre le Congo mardi 14 octobre, à Rabat, et invite la population à descendre dans les rues du pays ce samedi 18 octobre, « pacifiquement, pour la dignité, la justice et la liberté ».
Mais l’issue du mouvement importe peu pour Youcef, activiste qui avait participé à 14 ans au dernier mouvement social d’envergure de 2011 : « L’essentiel, c’est que les jeunes soient sortis. L’État pensait que le peuple était devenu docile, qu’on avait tous les yeux braqués sur le foot. On leur a rappelé la réalité sociale, cruelle et violente ! »
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