Salah Hammouri : « La détention administrative a été un moyen de détruire la société palestinienne »

Depuis 1967, plus d’un Palestinien sur trois a été arrêté et détenu par Israël au cours de sa vie. Parmi eux, cet avocat franco-palestinien qui a passé plus de dix ans dans le système carcéral israélien avant d’être déporté en France en 2022. Son témoignage révèle la façon dont l’enfermement permet à Israël de contrôler la société palestinienne.

Pauline Migevant  • 7 octobre 2025 abonné·es
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Salah Hammouri : « La détention administrative a été un moyen de détruire la société palestinienne »
© Maxime Sirvins

Le franco-palestinien Salah Hamouri est né en 1985 à Jérusalem. Il est arrêté pour la première fois en 2001, à l’âge de 16 ans. Incarcéré entre 2005 et 2011, il devient ensuite avocat. En août 2017, il est placé en détention administrative pour 13 mois. En mars 2022, il est à nouveau emprisonné. En vertu de la loi de 2018 sur le « défaut d’allégeance », Israël lui retire sa carte de résident. Il est déporté en France en décembre 2022.

Quand avez-vous été confronté pour la première fois à la politique d’emprisonnement des Palestiniens menée par Israël ?

Salah Hammouri : Dans les années 1980, mon oncle a été recherché par l’armée israélienne. Je suis né en 1985. De 1987 à 1992, l’armée israélienne débarquait quasiment toutes les nuits chez nous. Ils nous mettaient dans une pièce, ils fouillaient la maison, ils cassaient tout. En 1992, mon oncle a été arrêté. J’avais 7 ans. Il a été emprisonné à Ramallah. Ma grand-mère a décidé que je devais lui rendre visite. On se réveillait à 4 heures du matin, on prenait le bus de la Croix-Rouge. Pour moi, c’était la première fois. On entrait par le grand portail, il y avait l’armée de tous les côtés. On avait peur ; j’étais petit. Je voyais des scènes que je n’avais jamais vues avant. Je connaissais déjà l’occupation quotidienne, mais j’en découvrais une nouvelle dimension.

J’ai été isolé 60 jours, quasiment sans visite d’un avocat.

Vous aviez 16 ans lors de votre première incarcération. Quel était le contexte ?

C’était au moment de la deuxième Intifada, qui a commencé en septembre 2000. J’ai été blessé par balles en décembre. Je faisais partie d’un syndicat étudiant. On collait des affiches, on recrutait des jeunes. Mon école était à Jérusalem. J’ai été arrêté le 31 août 2001 pour m’être opposé à l’occupation et parce que je faisais partie d’un syndicat interdit par la loi israélienne. J’ai passé des interrogatoires difficiles. J’ai été isolé 60 jours, quasiment sans visite d’un avocat.

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J’étais dans une pièce de 2 mètres sur 2,50 mètres, avec un trou dans le sol pour les toilettes, des murs gris et une petite lampe jaune pour toute lumière. Après, j’ai été transféré dans une prison pour enfants. On était entre 70 et 80 personnes. C’était la première fois que j’étais en contact avec des gens de Gaza. On était des ados âgés de 13 à 18 ans, et on devait gérer toute notre vie. Ça m’a appris des choses.

Plus tard, vous avez été enfermé sous le régime de la détention administrative, sous lequel sont détenues aujourd’hui au moins 3 800 personnes. Que permet ce régime de détention à Israël ?

Après 1948, les Israéliens ont gardé la détention administrative créée lorsque la Palestine était sous mandat britannique. Il y a trois niveaux de détention administrative. Pour les Palestiniens de Cisjordanie, c’est le chef de l’armée israélienne qui ordonne l’arrestation ; pour les résidents de Jérusalem, c’est le ministre de la Défense ; et pour les Palestiniens de 1948 [expulsés lors de la Nakba, N.D.L.R.], c’est le premier ministre.

Certains prisonniers ont passé plus de 15 ans sans aucun jugement, sans savoir pourquoi ils étaient en prison.

Ensuite, les gens sont arrêtés, ils subissent des interrogatoires. Cette détention est basée sur un dossier de sécurité secret que seuls le procureur et le juge israéliens détiennent. Ni l’avocat ni les personnes détenues n’en connaissent le contenu ni le motif de la détention. On peut avoir un ordre d’un mois jusqu’à six mois, renouvelables. Depuis le début de l’occupation, la détention administrative a été utilisée comme un moyen de détruire la société palestinienne. Par exemple, si un couple se marie, un mois avant, les Israéliens placent l’un des deux en détention administrative.

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C’est une façon de casser la société, de la contrôler, de ne pas laisser un Palestinien planifier son futur. La détention administrative s’est intensifiée pendant la première Intifada, durant les accords d’Oslo et pendant la deuxième Intifada. Quand j’étais détenu sous ce régime en 2004, on était presque 6 000 en détention administrative. Certains prisonniers ont passé plus de 15 ans sans aucun jugement, sans savoir pourquoi ils étaient en prison.

Comment s’organise la résistance au sein des prisons ?

La lutte interne dans les prisons est un héritage des générations qui nous ont précédés. La première lutte a commencé en 1967 dans un contexte de montée en puissance de la lutte nationale palestinienne. L’idée était de séparer les prisonniers politiques des prisonniers de droit commun. Elle a été gagnée en 1969. Aujourd’hui, au moins 10 800 Palestiniens sont des prisonniers politiques.

Le but des Israéliens est de nous casser, de briser notre combat.

Ensuite, les prisonniers palestiniens ont cherché à avoir une dignité en prison. Par les grèves de la faim, ils ont commencé à améliorer leurs conditions de vie. En 1992, il y a eu une grève de la faim marquante afin d’obtenir le droit à la télé, à la radio, aux études… Quatre martyrs sont tombés. Le but des Israéliens est de nous casser, de briser notre combat et de nous transformer en charge pour notre société, notre famille. Mais les prisonniers de toutes les générations ont vite compris que le combat de notre peuple ne s’arrêtait pas aux portes de la prison.

C’est-à-dire ?

Comme je le dis toujours, la prison est un combat entre le temps et l’être humain. Il fallait contrôler le temps. Notre organisation permettait d’occuper le quotidien de chacun. On avait des congrès annuels, nos élus, nos comités de travail, des comités de sécurité pour éviter les infiltrations par les Israéliens, un comité des affaires étrangères qui gérait la relation avec l’administration de la prison et avec l’extérieur. On avait au moins deux cours par jour, répartis par niveaux. Politiquement, idéologiquement, c’était riche pour nous. Toute ma formation politique s’est faite en prison.

On avait d’autres moyens de protester avant la grève de la faim. On pouvait refuser de se mettre debout pour les comptes, ou de sortir dans la cour. Les grèves de la faim collectives prennent des années de préparation et de coordination. Il faut que la période politique soit adaptée. Il faut que ce soit mi-avril ou au début de l’automne, pour tenir malgré la chute de la température du corps. Ce n’est pas facile éthiquement de décider de faire grève, parce qu’on savait que certains mourraient.

Salah Hamouri
« Israël peut détruire le monde entier deux fois de suite grâce à la France. » (Photo : Maxime Sirvins.)

J’ai participé à deux grèves de la faim, en 2011 et en 2022. C’est une bataille. D’un côté, tu es un être humain qui a pour seules armes son estomac vide et sa volonté. De l’autre, un État fasciste qui fait tout pour casser cette grève. Ils ont leurs méthodes. Une fois, au bout de 15 jours de grève, les gardiens ont installé des ventilateurs près de nos fenêtres et ont fait cuire de la viande au barbecue pour que l’odeur nous parvienne. Pour briser la grève de la faim, ils mettent aussi une sonde avec du lait dans le nez des prisonniers. En 1981, trois prisonniers sont morts, car la sonde est arrivée dans leurs poumons. Cette pratique était illégale, aujourd’hui elle est entrée dans la loi.

L’État colonial israélien et l’État français ont toujours collaboré, notamment avec le génocide en cours.

Vous racontez dans votre ouvrage Prisonnier de Jérusalem (Libertalia, 2023) la façon dont vous avez compris que la France s’inspirait d’Israël en matière carcérale. Pouvez-vous revenir sur cet événement ?

En 2008, on a été transférés dans une nouvelle prison. On était 80, isolés par cellules de 2. Je faisais partie du comité des 5 personnes qui négociaient avec l’administration carcérale. Un jour, tu négocies le matelas ; un autre jour, des plaques chauffantes. Tu négocies pour la cantine, les visites, les vêtements. Et d’un coup, l’administration disparaît. Il ne reste que des gardiens. Normalement, c’est le chef des renseignements de la prison qui négocie avec toi. On commence à gueuler, on refuse de manger. Une semaine après, l’administration revient. Je leur demande où ils étaient. Le chef me répond qu’il était en voyage aux Baumettes, la prison de Marseille : « On est allés apprendre aux Français comment gérer une prison. »

Après ma libération, j’ai pu visiter les Baumettes, et c’était flagrant : l’isolement des cellules, les cours, l’installation des caméras, les portes, la sécurité. C’était typiquement une prison israélienne. L’État colonial israélien et l’État français ont toujours collaboré, notamment avec le génocide en cours. Quand Emmanuel Macron a dit que « la France [était] prête à ce que la coalition internationale contre Daech […] puisse lutter aussi contre le Hamas », deux semaines après le 7-Octobre, c’était un feu vert à Netanyahou. Pendant deux mois, alors que les Gazaouis ne pouvaient pas être évacués vers la France, les Franco-Israéliens, eux, pouvaient aller faire la guerre et tout publier sur les réseaux sociaux. Ils sont au moins 4 500.

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Macron le sait, la justice française le sait, le ministère de l’Intérieur le sait. Rien n’est fait. La France envoie des armes directement en Israël. Elle a un intérêt direct dans ce génocide en cours. Et ce n’est pas nouveau. C’est la France qui a doté Israël en 1959 de son projet nucléaire avec ses 250 bombes. Israël peut détruire le monde entier deux fois de suite grâce à la France. Étant donné les conditions imposées par Macron pour reconnaître la Palestine, sa démarche ne vise qu’à sauver la peau d’Israël.

La loi de 2002 sur les « combattants illégaux » permet à Israël d’enfermer de façon indéfinie tout Gazaoui soupçonné d’hostilité envers Israël ou de menace pour la sécurité de l’État. Sans preuve. Comment cette loi est-elle utilisée contre les Gazaouis, notamment depuis octobre 2023 ?

Les prisonniers palestiniens subissent un niveau de violence encore jamais atteint. Au moins 76 prisonniers, dont 46 de Gaza, sont morts depuis octobre 2023. Sans parler des dizaines de corps de prisonniers détenus dans les prisons. Nous n’avons pas les chiffres exacts des Gazaouis arrêtés, mais il y a des centaines de disparus, on ne sait pas s’ils sont morts ou vivants. On sait qu’il y a entre 1 500 et 3 000 détenus gazaouis enfermés dans trois prisons. D’abord à Sde Teiman, dans le désert du Néguev [surnommé le « Guantanamo israélien », N.D.L.R.].

Avant de mener des Gazaouis vers cette prison, les soldats les ont enterrés dans le sable pendant une semaine.

Par exemple, avant de mener des Gazaouis vers cette prison, les soldats les ont enterrés dans le sable pendant une semaine, laissant seulement leurs têtes dépasser. Les soldats ont lâché les chiens, pour leur pisser dessus. Ils les ont emmenés à la prison et les ont torturés de façon inimaginable. Une autre partie est détenue dans la prison d’Ofer, dans des sections spéciales.

La troisième partie est dans la prison de Ramleh, fermée en 1986 après la mort de plusieurs détenus et rouverte ensuite. Une partie de la prison, qui est destinée aux « prisonniers de haute sécurité », s’appelle « le train ». Car il n’y a que des cellules d’isolement, sur la longueur. Il y a des Libanais, des Syriens et des Palestiniens. C’est la torture quotidienne là-bas, les gens sont affamés, ne sont pas soignés. Benyamin Netanyahou a confié ce dossier à Itamar Ben-Gvir, ministre israélien de la Sécurité nationale.

Salah Hamouri
« Le plan de Trump en 21 points n’est pas un plan de paix. C’est un plan pour mettre à genoux le peuple palestinien. » (Photo : Maxime Sirvins.)

Après votre déportation, comment avez-vous vécu la silenciation que vous avez subie, notamment lorsque des pouvoirs politiques ont tenté d’annuler vos conférences ?

Avant d’être déporté, j’ai refusé de partir. En 2007, on m’a proposé de partir en France pour 15 ans ou de rester en prison. J’ai choisi de rester. Le 18 décembre 2022, j’ai été déporté après une longue procédure. Ils sont venus, ils m’ont menotté, mis dans l’avion. La veille, le ministre de l’Intérieur de l’époque, Gérald Darmanin, a contacté ma femme pour lui dire de me récupérer dans un parking, en disant : « Vous venez au calme, sans militants. »

Le gouvernement français savait que j’allais être déporté. Ils ont choisi la date avec les Israéliens.

Ça signifie que le gouvernement français savait que j’allais être déporté. Ils ont choisi la date avec les Israéliens : le jour de la finale de la Coupe du monde, qui occupait la presse. Ma femme a quand même prévenu du monde. J’ai été accueilli par des militants et des députés. Dès mon arrivée, je me suis fait attaquer. Les premiers six mois étaient difficiles, à cause du choc, du fait que je n’avais pas le droit d’entrer chez moi. Et je suis arrivé dans une ambiance politique raciste, de droite et d’extrême droite. Le ministre de l’Intérieur lui-même a lancé des accusations d’antisémitisme contre moi.

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Quand tu vois qu’un ministre incite à la haine contre un citoyen tout juste déporté, tu te demandes à quel niveau de racisme on est. Après six mois, j’ai commencé à me réveiller politiquement, à faire des conférences. Plusieurs ont été interdites par des maires ou des préfets. J’ai gagné au tribunal administratif. Les attaques continuent. La préfecture du Val-de-Marne vient de demander à la mairie d’Ivry de m’enlever ma citoyenneté d’honneur.

Le combat qu’on mène aujourd’hui en France n’est pas que pour sauver la Palestine et les Palestiniens.

Deux ans après le début du génocide à Gaza, quelles sont les perspectives, selon vous ? Que pensez-vous du « plan de paix » proposé par Trump ?

Le plan de Trump en 21 points n’est pas un plan de paix. C’est un plan pour mettre à genoux le peuple palestinien, la résistance palestinienne et la région entière. C’est le plan de Netanyahou. Les Palestiniens ont donné leur réponse en disant : on accepte mais on veut des réponses à certaines questions. Notamment sur la libération des prisonniers politiques palestiniens, la gestion de Gaza, les questions autour des armes, etc. Pour le moment, il n’y a pas de réponse. Mais je ne pense pas que le plan de Trump soit accepté, ni même applicable dans les conditions politiques actuelles, après deux ans de génocide.

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Que voulez-vous ajouter ?

Le combat qu’on mène aujourd’hui en France n’est pas que pour sauver la Palestine et les Palestiniens. Il est aussi pour sauver la société française. Ce qui est important, c’est de faire le lien. Les États ont toujours essayé de fragmenter les combats des peuples. Aujourd’hui, Gaza a pu réunir ces combats. Tout le monde a ouvert les yeux sur la situation internationale. Il faut garder ça.

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