Sécurité sociale : 80 ans après, la nécessité d’aller plus loin
En 1945 naissait la « Sécu ». Un modèle révolutionnaire qui perdure malgré de nombreux bouleversements. Mais, alors que les besoins sociaux et environnementaux augmentent, élargir son champ d’action apparaît de plus en plus indispensable pour faire reculer le marché. Et continuer de faire société.
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© PHILIPPE MERLE / AFP
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Pousser les murs de la Sécu Sécurité sociale de l’alimentation : un brin d’utopie et une louche de questions« Nul ne saurait ignorer que l’un des facteurs essentiels du problème social en France, comme dans presque tous les pays du monde, se trouve dans ce complexe d’infériorité que crée chez le travailleur le sentiment de son insécurité, l’incertitude du lendemain qui pèse sur tous ceux qui vivent de leur travail. Le problème qui se pose aujourd’hui aux hommes qui veulent apporter une solution durable au problème social est de faire disparaître cette insécurité. »
Symbole ou ironie de l’histoire ? C’est presque quatre-vingts ans jour pour jour après la création de la Sécurité sociale que Sébastien Lecornu va monter à la tribune de l’Assemblée nationale pour délivrer son discours de politique générale, le 6 ou le 7 octobre prochain. La même où, il y a huit décennies, Ambroise Croizat, ministre communiste du Travail et de la Sécurité sociale de 1945 à 1947, prononçait les mots précités.
Quatre-vingts années se sont écoulées depuis l’ordonnance du 4 octobre 1945 instituant « une organisation de la Sécurité sociale destinée à garantir les travailleurs et leurs familles contre les risques de toute nature susceptibles de réduire ou de supprimer leur capacité de gain, à couvrir les charges de maternité et les charges de famille qu’ils supportent ». Et pourtant le sujet demeure d’une actualité tenace. N’a-t-il pas récemment fait chuter le gouvernement Bayrou, dont le projet de budget visait à affaiblir ses prérogatives ?
Le “trou de la Sécu”, j’en entends parler depuis que je suis en âge de comprendre les débats sociaux et politiques.
D. Gravouil
« Aujourd’hui, certains aiment à dire qu’on a une protection sociale trop généreuse. Mais ce n’est pas vrai. Nous avons une protection sociale ambitieuse qui vise à répondre à des besoins qui existent dans la population », souligne Elvire Guillaud, maîtresse de conférences en économie à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne et spécialiste des politiques sociales.
Il y a quatre-vingts ans naissait la Sécurité sociale. Non pas comme un simple dispositif administratif, mais comme un projet politique radical : soustraire des pans entiers de la vie – la santé, la vieillesse, les accidents, la famille – à l’arbitraire du marché. En 1945, il s’agissait de réparer un pays brisé, mais aussi de construire un monde nouveau. Aujourd’hui, c’est ce monde-là qui vacille. Car célébrer l’anniversaire de la Sécu ne doit pas masquer la réalité des menaces qui pèsent sur elle.
Détournement des cotisations au profit de l’État, déremboursements croissants, privatisations rampantes, culpabilisation des assurés, casse des hôpitaux publics : ce qui fut un bien commun est lentement grignoté par les logiques néolibérales. Et la solidarité – moteur du projet originel – est largement menacée par des logiques comptables. Mais la nostalgie ne suffit pas à faire un avenir. Il est temps de repolitiser la Sécurité sociale. Non pas seulement pour la sauver, mais pour l’étendre à de nouveaux risques, à de nouveaux âges de la vie. Car les besoins d’aujourd’hui ne sont pas ceux de l’après-guerre.
Protection du jeune âge, prise en charge de la dépendance, Sécurité sociale de l’alimentation ou du logement : autant de droits fondamentaux à construire à hauteur d’humain. La Sécurité sociale est née d’une rupture. Elle ne survivra qu’au prix d’une autre : une rupture avec le mythe de l’individu autosuffisant, avec l’économie de la rentabilité permanente. Il ne s’agit pas de protéger un vestige du passé, mais d’oser un futur solidaire, juste, universel.
Pierre Jacquemain
« Ambitieux », « révolutionnaire » : les qualificatifs adossés à la création de ce modèle de solidarité sont nombreux, et très largement positifs. Une fierté nationale qui perdure aujourd’hui. Selon un sondage récent réalisé par Cluster17 pour l’Unsa, 66 % des travailleurs estiment que la Sécurité sociale contribue de manière significative à la solidarité et à la cohésion.
Des résultats qui viennent confirmer ceux d’Elvire Guillaud et de Michaël Zemmour. « Le système d’assurance sociale français bénéficie d’un fort soutien politique de la part des assurés », écrivent les deux économistes dans une étude commune (1) analysant vingt ans de données du baromètre de la Drees sur le rapport des Français à la protection sociale.
Elvire Guillaud et Michaël Zemmour, « Quel soutien aux assurances sociales dans la population française ? », Regards, n° 62, École nationale supérieure de la Sécurité sociale, 2023.
Un « fort soutien » populaire qui détonne avec les discours publics sur le système de protection sociale français. Depuis la fin du XXe siècle, ceux-ci sont avant tout comptables. Le fameux « trou de la Sécu », véritable topos médiatico-politique, en est l’exemple le plus criant. « Quand François Bayrou explique qu’on est au bord de la faillite, c’est purement et simplement une instrumentalisation politique », s’agace Nicolas Da Silva, économiste à l’université Sorbonne Paris Nord et auteur de La Bataille de la Sécu (La Fabrique, 2023).
« Le “trou de la Sécu”, j’en entends parler depuis que je suis en âge de comprendre les débats sociaux et politiques. S’il était aussi dangereux que ce qu’on peut entendre, la Sécu serait tombée dedans. Et nous avec », raille Denis Gravouil, en charge des politiques sociales à la CGT.
Une reprise en main par l’État
Ce discours comptable est, en effet, loin d’être nouveau. Et il correspond à plusieurs changements majeurs qu’a connus la protection sociale ces dernières décennies. En premier lieu, sa reprise en main progressive par l’État. À sa création, la Sécurité sociale est financée et gérée par les travailleurs. « La notion de “démocratie sociale”, aujourd’hui bien banalisée et démonétisée, était alors posée comme un horizon politique, voire l’aboutissement de la démocratie politique », écrit la sociologue Colette Bec (2).
Colette Bec, « La Sécurité sociale entre solidarité et marché », Revue française de socio-économie, n° 20, 2018.
Mais, au fil des années et des réformes, la gestion par les travailleurs dérive vers une gestion étatique. « Désormais, c’est l’État qui a le pouvoir, affirme Nicolas Da Silva, à la fois car c’est lui qui nomme le directeur de la Sécu et car c’est le gouvernement qui présente chaque année le projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS). Et c’est clairement cela qui donne le la des orientations politiques. »
Une reprise en main qui agace beaucoup les syndicats. « Les partenaires sociaux n’ont aucun poids dans la construction du PLFSS. On nous donne la version finale et voilà », souffle Dominique Corona, numéro 2 de l’Unsa et membre du conseil de la Caisse nationale d’assurance maladie (Cnam). « Honnêtement, ce conseil ne sert à rien ou presque », confie-t-il.
Aujourd’hui, il faut réussir à étendre la Sécurité sociale mais en prenant garde de ne pas l’affaiblir sur les missions qu’elle effectue déjà.
B. Palier
Pour la CFDT, cette « étatisation » constitue un vrai risque d’affaiblissement de notre modèle social. « On l’observe notamment quand il y a des problèmes de finances publiques. On étiole la protection sociale et cela ouvre la porte aux marchés et à la privatisation », explique Jocelyne Cabanal, secrétaire nationale de la première centrale du pays. Les exemples ne manquent pas, notamment dans le secteur de la santé, où l’affaiblissement de l’hôpital public a permis l’essor de cliniques privées lucratives.
Outre la question de la gouvernance, c’est aussi le modèle de financement qui est au cœur de ce conflit. Historiquement, la protection sociale est financée très majoritairement par des cotisations. Aujourd’hui, celles-ci restent centrales, représentant près de 55 % de son financement. Mais de nombreux impôts sont venus se greffer pour le compléter. Notamment la CSG, créée au début des années 1990, mais aussi une partie de la TVA.
Or cela présente un risque non négligeable : « Cela rend notre modèle social dépendant de la couleur politique du gouvernement », souligne Elvire Guillaud. « C’est le nerf de la guerre. Si on laisse l’État décider de l’affectation de certaines taxes, on risque, demain, de donner les clés du camion de notre République sociale à un gouvernement RN », s’inquiète Dominique Corona. C’est notamment sur la base de cet argumentaire que l’ensemble des organisations syndicales ont été vent debout contre le projet de « TVA sociale » évoqué par François Bayrou au printemps dernier.
Investissement social
Gouvernance et financement : les deux faces d’une même pièce au cœur de l’avenir du modèle social français. Notamment dans un contexte où les besoins sociaux et environnementaux sont de plus en plus importants. « Quatre-vingts ans après, on peut le dire : la Sécu a réussi sa mission formidablement. Aujourd’hui, il faut réussir à l’étendre mais en prenant garde de ne pas l’affaiblir sur les missions qu’elle effectue déjà », note Bruno Palier, directeur de recherche au CNRS et coauteur notamment de Refonder le système de protection sociale (Presses de Sciences Po, 2014).
C’est peut-être le plus beau cadeau d’anniversaire qui pouvait être fait aux fondateurs de la Sécu. Après quarante ans de politiques néolibérales qui ont tenté de s’attaquer à ses fondements, notre modèle de protection sociale fête ses 80 ans dans un moment où le néolibéralisme semble en bout de course. Et où les discours plaidant pour un retour de la mise en commun et de la solidarité trouvent une résonance nouvelle, alors que le privé a fait la preuve de son incapacité à prendre en charge dignement certains besoins auxquels l’État l’a laissé répondre, comme la petite enfance et la dépendance des personnes âgées.
« Est-ce qu’on veut répondre à ces nouveaux besoins ? Et surtout, comment veut-on y répondre ? Élargir la protection sociale est tout à fait possible, mais il faut le décider, en augmentant ses ressources et en repensant sa gouvernance », souligne Nicolas Da Silva. C’est, en somme, tout le débat budgétaire du moment dans un contexte de déficit important : faut-il plutôt couper dans les dépenses ou chercher davantage de recettes ?
Cette politique vide les caisses de la Sécu. Augmenter les recettes n’est donc ni incohérent ni illogique.
E. Guillaud
Pour Elvire Guillaud, renoncer à chercher de nouvelles recettes est une « posture complètement idéologique ». « Depuis des années, on a fait des dizaines de milliards d’euros d’exonérations de cotisations pour “baisser le coût du travail”. Or cette politique vide les caisses de la Sécu. Augmenter les recettes n’est donc ni incohérent ni illogique. »
Bruno Palier et son collègue Clément Carbonnier ont, par exemple, calculé que l’on pourrait récupérer près de 36 milliards d’euros par an en revenant sur des exonérations de cotisations « totalement inutiles ». « Cela permettrait de financer des emplois d’investissement social », souligne le chercheur au CNRS. Augmenter les cotisations n’est pas non plus un tabou.
« C’est un sujet de société. Il faut en discuter et nous y sommes favorables si cela s’accompagne d’un meilleur partage des richesses », assure Denis Gravouil, qui souligne l’importance aussi de « faire revenir dans le salaire tout ce qui en a été sorti, les primes et l’intéressement notamment ». Une manière de mieux socialiser les revenus et de rappeler, selon le cégétiste, que le RN « est l’ennemi de ce modèle ». Surtout, comme le rappelle Elvire Guillaud, des hausses mesurées et justifiées des cotisations sont généralement comprises et acceptées par la population.
Décorréler le modèle social du temps politique
Reste la question de la gouvernance. L’ensemble des organisations syndicales et des chercheurs interrogés pointent la nécessité de penser la protection sociale dans le temps long. Une manière de décorréler le modèle social du temps politique, rythmé par des intérêts électoraux de court terme.
Croyons-nous encore à un modèle de progrès social collectif ?
J. Cabanal
« Il faut en finir avec les lois de financement de la Sécurité sociale, plaide Nicolas Da Silva, cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas penser la comptabilité de la protection sociale, mais qu’il faut réfléchir à d’autres formes démocratiques en dehors du seul Parlement. Cela créerait des pouvoirs alternatifs qui pourraient s’inspirer du modèle créé en 1945. » Un modèle qui, malgré les attaques répétées qu’il a subies, continue d’être inspirant, quatre-vingts ans après sa création.
« Notre modèle social, c’est la base de la promesse républicaine. La promesse que nos enfants vivront mieux que nous. Que la promotion sociale est possible. Or cette promesse est largement menacée aujourd’hui », remarque Jocelyne Cabanal. La syndicaliste conclut : « La seule vraie question du moment est la suivante : croyons-nous encore à un modèle de progrès social collectif ? » Les prochaines semaines et prochains moins risquent d’être décisifs pour y répondre. Pour que l’octogénaire ait encore de beaux jours devant elle.
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