Vingt ans après les révoltes sociales, l’appel des quartiers populaires

Vingt ans après la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, Politis consacre un numéro spécial aux violences policières dans les quartiers populaires. Cette tribune initiée par l’association ACLefeu – née à Clichy-sous-Bois en 2005 – vise à rassembler les voix de celles et ceux qui refusent l’oubli.

Collectif  • 27 octobre 2025
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Vingt ans après les révoltes sociales, l’appel des quartiers populaires
Manifestation à Nanterre, le 29 juin 2024 pour l'anniversaire de la mort de Nahel Merzouk.
© Maxime Sirvins

Le 27 octobre 2005, Zyed Benna et Bouna Traoré meurent à Clichy-sous-Bois, poursuivis par la police. Leur mort provoque trois semaines de révoltes sociales dans tout le pays. Des centaines de quartiers se soulèvent, des milliers de jeunes sont interpellés. La réponse politique, elle, se résume à l’état d’urgence. Mais dans ce sillon de colère et d’injustice naît aussi une énergie collective.

À Clichy-sous-Bois, Mohamed Mechmache, éducateur de rue, crée avec d’autres habitants ACLefeu, une association qui entreprend un tour de France des quartiers populaires. Partout, des habitantes et habitants remplissent des cahiers de doléances, racontent leur vie, dénoncent les discriminations et formulent des propositions pour construire une société plus juste. « Les habitants des quartiers ne sont pas le problème, ils sont une ressource et une partie de la solution », répète alors Mohamed Mechmache.

Qui parlerait d’émeutes pour qualifier les actions des agriculteurs, des gilets jaunes ou des ouvriers en lutte ?

Quelques années plus tard, en 2012, le ministre de la Ville, François Lamy, confie à Mohamed Mechmache et à la sociologue Marie-Hélène Bacqué une mission pour renforcer la participation citoyenne. Ensemble, ils sillonnent à nouveau la France, rencontrent 400 personnes, collectent des centaines de témoignages et rédigent un rapport au titre évocateur : « Ça ne se fera plus sans nous. Pour une réforme radicale de la politique de la ville. » Ce rapport, adopté après une conférence citoyenne réunissant une centaine d’associations, affirme une idée simple et forte : la démocratie ne peut se construire sans celles et ceux qui en sont aujourd’hui les plus exclus.

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De cette dynamique naîtra la Coordination nationale Pas sans nous, pour prolonger cet élan : une voix collective des quartiers populaires, porteuse de revendications, de propositions et d’alternatives démocratiques. Les mots sont importants : émeutes ou révoltes sociales ? Vingt ans après 2005, les colloques, commémorations et débats se multiplient. Mais à chaque programme surgit la même question : pourquoi continue-t-on de parler d’émeutes ? Les mots sont importants et leur choix n’est jamais neutre.

Le terme « émeute » renverrait à la violence, à l’irrationnel, au désordre. Pourtant, qui parlerait d’émeutes pour qualifier les actions des agriculteurs, des gilets jaunes ou des ouvriers en lutte ? Ces mobilisations sont reconnues comme des révoltes sociales, des expressions politiques d’un ras-le-bol face à l’injustice. L’emploi du mot « émeute », lui, n’est réservé qu’aux jeunes et aux habitants des quartiers populaires qui seraient désengagés, assistés, communautaristes, radicalisés. Ils ne participeraient pas, ils ne représenteraient que leur intérêt particulier, pas l’intérêt général.

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C’est un vocabulaire politique discriminant, un outil de disqualification. Il efface les causes sociales et raciales des mobilisations pour n’en garder que les images spectaculaires de colère. Ces mots, répétés année après année, finissent par produire des effets bien réels : la peur du contre-pouvoir, la suspicion envers toute organisation issue des quartiers, la disqualification, voire la criminalisation du militantisme.

Les habitants des quartiers populaires ne sont plus vus comme des citoyens, mais comme des suspects.

Et à mesure que la défiance s’installe, la stigmatisation s’intensifie. Les habitants des quartiers populaires ne sont plus vus comme des citoyens, mais comme des suspects, des islamistes potentiels, des menaces pour la République.

2021-2025 : les voix des premiers concernés 

Après le tour de France d’ACLefeu en 2006, puis celui de la commission Bacqué-Mechmache en 2012, Pas sans nous a repris le flambeau en 2021-2022. 44 villes, 74 quartiers, des centaines de débats, des milliers de questionnaires.

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Partout, le même constat : l’injustice sociale et les discriminations raciales structurent le quotidien des quartiers populaires. Dans le logement : « Une personne noire a plus de difficultés à trouver un logement » ; « Difficulté d’accès au logement selon la sonorité du nom » ; « Des attributions par piston ». Dans l’emploi, l’école, les services publics : même diagnostic. Dans la culture, la santé, l’écologie : même sentiment d’exclusion.

Qu’on arrête d’utiliser les habitants des quartiers comme réservoir de voix ou comme boucs émissaires à chaque élection.

Et sur la religion, un constat glaçant : « L’islam fait peur et est combattu en France. » Les habitantes et habitants décrivent une République à deux vitesses, où le discours sur l’égalité des chances ne masque plus la réalité du racisme systémique. Ils dénoncent aussi le rôle des médias dans l’alimentation des discours de haine : « Le discours des grands groupes médiatiques accentue la montée du racisme »   ; « Sanctionner les discours de haine médiatique, arrêt de financement de médias par de grands groupes ou des millionnaires ». Et exigent une chose simple : qu’on arrête d’utiliser les habitants des quartiers comme réservoir de voix ou comme boucs émissaires à chaque élection.

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Vingt ans après les révoltes de 2005, la stigmatisation des habitants des quartiers populaires n’a pas diminué. Elle s’est même institutionnalisée, culminant avec la loi « confortant les principes républicains », dite loi contre le « séparatisme », qui a servi à surveiller, contrôler et punir les associations issues des quartiers, plutôt qu’à renforcer la démocratie. Pourtant, ces vingt années ont aussi prouvé une chose : les quartiers populaires, malgré les entraves, continuent à se mobiliser, à proposer, à construire. Des luttes pour le logement aux collectifs contre les violences policières, des associations de femmes aux initiatives écologiques locales, la vitalité démocratique est bien là.

Reconnaître un mouvement social à part entière 

Les quartiers ne sont pas des déserts politiques. Ils sont juste désertés par une partie de la classe politique après chaque élection. Pourtant, depuis des décennies, les habitantes et habitants des quartiers populaires alertent sur le racisme, les discriminations et les inégalités.

Les quartiers populaires ne sont pas un problème à gérer, mais une force vive de la République.

En 1983, les militants de la Marche pour l’égalité et contre le racisme, qui s’étaient levés pour dénoncer les crimes racistes, les violences policières, les expulsions et l’inégalité dans l’accès aux droits, se voyaient rejetés, délégitimés : leur parole n’était pas entendue et le gouvernement, de gauche, avait alors soutenu, avec la création de SOS Racisme, un antiracisme « moral », plutôt que d’entendre et de reconnaître la légitimité et la dimension politique des revendications d’égalité des droits portées par cette marche.

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Il est regrettable que les luttes menées dans les quartiers populaires continuent d’être invisibilisées. Ça l’est d’autant plus que certains partis de gauche persistent à priver les habitants et les militants de ces quartiers de la légitimité de leurs propres combats, en les infantilisant et en confiant à d’autres le soin de porter leur voix et leurs revendications dans la sphère politique.

La parole des habitantes et habitants des quartiers populaires est légitime 

Leur colère est politique. Leur engagement est un mouvement social à part entière, et non une succession d’émeutes. Reconnaître cela, c’est enfin accorder à ces citoyennes et citoyens le droit d’être considérés comme tout le monde :

•  Le droit à la dignité, à la parole, à l’égalité.

•  Le droit de participer aux décisions qui les concernent, qui nous concernent tous.

•  Le droit, tout simplement, d’exister pleinement dans la République.

Nous vous invitons à signer et à relayer cet appel.

•  Parce qu’aucune démocratie ne peut se prétendre juste si elle continue d’exclure celles et ceux qui la font vivre au quotidien.

•  Les quartiers populaires ne sont pas un problème à gérer, mais une force vive de la République, une solution à construire.

•  Vingt ans après 2005, leurs voix ne demandent plus à être entendues : elles exigent enfin d’être reconnues, respectées et écoutées, comme partie intégrante du mouvement social et démocratique de notre pays.


Personnalités signataires

Walid Anaflous journaliste
Dylan Ayissi fondateur d’Une voie pour tous
Féris Barkat cofondateur de Banlieue climat
Héléna Berkaoui rédactrice en chef du Bondy Blog
Mehdi Bigaderne cofondateur du collectif ACLefeu
Mickael Chelal sociologue et enseignant
Rokhaya Diallo autrice et réalisatrice
Kaoutar Harchi écrivaine et sociologue
Nacira Guénif professeure des universités, Paris-8
Sarah Ichou directrice du Bondy Blog
Mohamed Mechmache président la Coordination nationale pas sans nous
Latifa Oulkhouir directrice exécutive Le Mouvement
Anissa Rami journaliste
Ayoub Simour fondateur Paroles d’immigré·es

Collectifs, associations et médias

Banlieusard nouveau média
Bondy Blog média
Graine d’orateur 93 association
Justice pour Nahel collectif
Justice pour Nordine collectif
La Jeunesse populaire association
Le Mouvement association
SOS Migrants mineurs association
Une voie pour tous association
Save association

et l’ensemble des membres du collectif ACLefeu et de la Coordination nationale Pas sans nous.

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Publié dans
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Temps de lecture : 8 minutes
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