« Deux procureurs » : un bleu chez les Rouges

Sergei Loznitsa revient sur la période stalinienne en guise d’avertissement.

Christophe Kantcheff  • 4 novembre 2025 abonné·es
« Deux procureurs » : un bleu chez les Rouges
Sergei Loznitsa, au sommet de son art, met en perspective une sombre période du passé avec notre présent fragile.
© Pyramide distribution

Deux procureurs / Sergei Loznitsa / 1 h 57.

Un jeune homme bien mis dans son manteau gris, cartable à la main, sonne à la porte d’une prison. Des femmes attroupées, attendant sans doute la possibilité d’une hypothétique visite auprès d’un fils ou d’un mari, l’observent et lui indiquent qu’il faut frapper, la sonnerie étant hors d’usage. Tout est dit dans ce plan : le temps carcéral, le décalage avec la réalité du jeune homme, Kornev (Alexander Kuznetsov), qui s’avère être le procureur local, et sa naïveté, que le réalisateur de Deux procureurs, Sergei Loznitsa, souligne avec un certain humour.

Un carton indique que l’action se passe durant la pire période stalinienne, 1937. La fine fleur du parti bolchevique est laminée par le pouvoir. Ceux qui ont cru dans le messianisme révolutionnaire croupissent en prison. Comme ce professeur (Alexander Filippenko) à qui Kornev vient rendre visite, et qui, malgré les tortures qui lui sont infligées, pense que la vérité bolchévique peut encore prospérer. Il enjoint au jeune homme d’aller à Moscou dénoncer auprès des pontes du régime les crimes que les traîtres à la révolution commettent.

Grand documentariste (L’Invasion, son dernier en date, est en salle depuis peu), Sergei Loznitsa, cinéaste ukrainien installé en Allemagne, signe aussi des fictions, dont Deux procureurs est la plus acérée. En compétition à Cannes, le film est reparti injustement bredouille.

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Au rendu réaliste de l’univers concentrationnaire succède la mise en scène d’une forme d’absurde kafkaïen lorsque Kornev arrive à Moscou. Ainsi, dans les escaliers du bâtiment abritant les bureaux du procureur général ­Vyshynsky (Anatoly Beliy), une foule de personnes semblant affairées montent et descendent prestement dans un mouvement sans logique et ininterrompu.

Relents délétères

Frais émoulu d’une grande école du soviet, Kornev ne comprend rien au monde dans lequel il est plongé. Le spectateur est plus averti que lui, d’autant que le cinéaste donne des indices de la farce tragique dont il est le jouet. L’ironie de Loznitsa est féroce, nourrie notamment par Gogol (référence explicite) et peut-être par d’autres auteurs moins connus comme le Polonais Slawomir Mrozek.

Avec Deux procureurs, Sergei Loznitsa, au sommet de son art, servi par d’excellents comédiens, met en perspective une sombre période du passé avec notre présent fragile, travaillé par des relents délétères, produits d’une dégénérescence du capitalisme. Attention à l’aveuglement des naïfs et aux grandes espérances lyriques, derrière quoi se cachent le cynisme froid et la manipulation des masses. La leçon mérite d’être méditée.

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Cinéma
Temps de lecture : 3 minutes