Comment la « taxe soda » sert à doper les profits et à licencier
Ce sont deux fermetures d’usines qui font parler. La première, à La Courneuve (Seine-Saint-Denis), voit Orangina baisser le rideau d’une de ses quatre implantations en France. La seconde, à Crolles (Isère), concerne l’industrie historique de sirop Teisseire. Près de 300 salariés sont mis sur le carreau.
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La pluie froide s’abat sur son béret et ruisselle sur son visage. Adossé aux grilles de son usine, Émile n’y prête pas attention. Sa tête est ailleurs. Dans ces premiers jours d’octobre où il a appris que l’usine dans laquelle il travaille depuis plus de vingt ans fermera fin 2026. La décision de son employeur est irrévocable. En rentrant chez lui, ce jour-là, il réunit ses trois enfants, 14, 16 et 18 ans, ainsi que sa femme, et tente de leur livrer une explication. Orangina, son employeur, lui propose de le reclasser dans une autre usine du groupe, près d’Orléans.
Sa famille est unanime : « C’est ici chez nous. On ne bougera pas. » Il se plie à sa décision. À 52 ans, il finira sa carrière comme chauffeur Uber, « seul endroit où je trouverai du boulot », souffle-t-il. Le 2 octobre, le géant japonais des sodas Suntory – qui détient notamment Orangina, Oasis, Champomy, Schweppes, Pulco – annonce la fermeture de son usine de La Courneuve (Seine-Saint-Denis). Un coup de massue pour les 105 salariés. « En tant qu’élus, on avait des signaux qui nous laissaient présager cette décision. Mais les salariés ne voulaient pas y croire », raconte Youen Le Noxaïc, délégué syndical FGTA-FO et secrétaire du CSE chez Orangina.
On s’est démenés et on a tenu nos engagements. On a tout donné pour cette boîte, elle tournait bien.
Y. Le Noxaïc
Comment croire que son usine va fermer quand le groupe auquel elle appartient a réalisé 128 millions d’euros de bénéfices en 2024 en France ? Quand les salariés se sont mobilisés pour réduire les coûts de l’entreprise, qui est devenue la deuxième meilleure usine européenne du groupe en la matière ? « On s’est mis à continuer à faire tourner les lignes de production pendant nos pauses pour sortir plus de volumes. On s’est démenés et on a tenu nos engagements, poursuit le syndicaliste. On a tout donné pour cette boîte, elle tournait bien. »
Amplifier les revenus des actionnaires
Pour les salariés, cette décision de leur direction vise avant tout à amplifier les revenus des actionnaires. Suntory a annoncé viser 200 millions d’euros de bénéfices à l’horizon 2030. Un objectif qui implique une réduction des coûts. Dans un communiqué, le groupe explique que cette fermeture s’intègre dans une réorganisation qui « vise à restaurer la compétitivité de l’entreprise dans un environnement marqué par un recul des ventes depuis 2022 ». Les trois lignes de production de La Courneuve seront déplacées à Donnery (Loiret). Sur les 105 salariés, seuls 56 se verront proposer un reclassement dans cette usine. 49 prendront la porte.
« En réalité, seules 20 ou 25 personnes partiront à Donnery. C’est un trop gros bouleversement », pronostique Youen Le Noxaïc. Surtout, Suntory justifie sa décision par « l’augmentation inédite des coûts de production », due, selon le groupe, à « une inflation impactant le pouvoir d’achat des Français, accentuée par la hausse récente de la taxe sur les boissons sucrées ». Début 2025, dans le cadre du budget passé avec le 49.3 par François Bayrou, le gouvernement a, en effet, augmenté ce qu’on surnomme la « taxe soda ».
À 600 kilomètres de là, aux pieds des Alpes, même discours, même justification, mais groupe différent. Ici, à Crolles, à quelques encablures de Grenoble, c’est l’historique usine Teisseire qui a annoncé sa fermeture prochaine. L’annonce du fabricant de sirops entraîne la suppression de 205 emplois. La « situation économique et financière extrêmement difficile » impose cette décision comme inéluctable, assure la direction. Dans Le Parisien, le président de Teisseire explique que la fermeture est « la seule solution viable », mettant en avant l’inflation et… la « taxe soda ».
Une argumentation similaire alors que la situation est bien différente de celle de la multinationale japonaise. Depuis le rachat de Teisseire par le groupe Britvic en 2010, l’usine a perdu l’exclusivité de la production. Les volumes produits ont fondu sous le coup de l’externalisation et les investissements n’ont pas suivi, laissant, selon les salariés, les installations de production se détériorer.
Lorsque le géant danois Carlsberg rachète Britvic, en 2025, l’usine de Crolles n’est plus qu’un coût trop important qui entrave l’envolée des profits. « En un an, Carlsberg a pillé la trésorerie », accuse le député de la Somme François Ruffin. Selon les syndicats, celle-ci est passée subitement de 120 millions d’euros à un déficit de 24 millions d’euros. La production de Teisseire sera désormais entièrement externalisée au Havre.
Plutôt que de diminuer de manière conséquente leur grammage en sucre, les industriels font reposer la taxe sur les consommateurs.
C. Bonnet
Carlsberg, Suntory : deux géants internationaux solides, avec un portefeuille de marques de premier plan très important, et des bénéfices de plusieurs centaines de millions, voire plusieurs milliards d’euros par semestre au niveau mondial. Pour justifier la mise sur le carreau de près de 300 salariés, les deux optent donc pour la même stratégie : en mettant en cause la « taxe soda », ils font reposer sur les pouvoirs publics la faute de ces licenciements.
Pourtant, cette taxe a un principe assez simple. Moins les boissons non alcoolisées contiennent de sucre, plus elle est faible. Et inversement. Une forme d’incitation à développer des boissons moins néfastes pour la santé, alors que la consommation de sodas constitue un facteur d’obésité non négligeable.
« Les industriels ne jouent pas vraiment le jeu. Plutôt que de diminuer de manière conséquente leur grammage en sucre, ils font reposer la taxe sur les consommateurs », analyse Céline Bonnet, directrice de recherche à l’Institut national de la recherche pour l’agriculture et l’environnement (Inrae), coautrice d’une étude sur l’impact de la « taxe soda » sur les consommations individuelles. Autrement dit, aujourd’hui, le coût de la taxe est largement répercuté sur les prix pour les consommateurs.
Un désinvestissement des acteurs industriels
Déjà, lors des débats budgétaires, l’an passé, Alexis Daems, directeur général de la filiale française de Suntory Beverage & Food France depuis avril 2024, était monté au créneau, menaçant les pouvoirs publics : « Nous avons investi 231 millions d’euros depuis 2014 sur nos priorités que sont la modernisation et la décarbonation de nos usines. Si on nous double cette taxe, il est certain que nous devrons revoir notre feuille de route sur ces sujets. »
Un discours qui exaspère Céline Hervieu. La députée PS de Paris a porté, dans le cadre des débats budgétaires actuels, la hausse d’un centime par canette de cette taxe. « Ces acteurs industriels font des bénéfices et fuient leurs responsabilités quand il s’agit de contribuer à l’intérêt collectif. »
Pis, utiliser l’argument de cette taxe pour fermer des usines ressemble beaucoup à un prétexte. « Ce n’est absolument pas un problème de taxe. C’est un pillage en bonne et due forme de l’argent, des savoir-faire et de la vie des salariés », accuse François Ruffin. « C’est de la poudre aux yeux, abonde Céline Bonnet : les industriels se cachent derrière la “taxe soda” pour éviter d’assumer leurs propres stratégies. »
Ce n’est absolument pas un problème de taxe. C’est un pillage en bonne et due forme.
F. Ruffin
En l’occurrence, des stratégies économiques visant, chez Suntory, à regrouper la production pour réduire les coûts, notamment salariaux, et, chez Carlsberg, à externaliser la production chez un sous-traitant moins cher. Avec un objectif commun : minimiser les coûts, maximiser les profits. Les multinationales, en plaçant au cœur du récit médiatique l’argument de la pression fiscale pour justifier les fermetures d’usines, font coup double : se défausser de toute responsabilité et mettre la pression sur l’exécutif, en plein débat budgétaire âpre sur les questions fiscales.
Il faut d’ailleurs écouter les représentants des salariés des deux sites expliquer que leur groupe s’est progressivement désinvesti de l’usine. « Depuis deux ans, il n’y avait plus aucune embauche. Plus aucun investissement », explique Youen Le Noxaïc. Or, il y a deux ans, la hausse de la taxe soda n’était absolument pas dans les tuyaux gouvernementaux. Un mécanisme habituel dans le secteur industriel français ces dernières années : laisser pourrir une usine pour la rendre de facto déficitaire et condamnée à la fermeture.
Ces exemples illustrent parfaitement l’impuissance des pouvoirs publics face aux multinationales industrielles. En treize mois, la CGT a comptabilisé près de 450 plans de licenciements, sans que les gouvernements successifs ne passent véritablement à l’action. Et l’actuel ne semble guère plus enclin à agir. Certes, ils demandent aux entreprises de chercher un repreneur. Mais la réponse reste bien faible, et la contrainte inexistante.
François Ruffin, dans une question écrite au ministre du Travail, Jean-Pierre Farandou, demande que celui-ci « refuse l’homologation du plan social [chez Teisseire]. La loi Sapin du 14 juin 2013 le permet. […] Le motif économique est inexistant ». Il a été reçu au ministère du Travail mardi 25 novembre pour échanger avec le ministre à ce propos. Une telle décision serait historique, alors que, derrière les beaux discours sur la réindustrialisation du pays, les actes, eux, sont absents.
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