« La mer nous remet à notre place : un existant qui ne voit pas tout »
Philosophe et autrice de L’Être et la mer, Corine Pelluchon appelle à regarder l’humanité depuis l’océan, pour repenser sa place, appréhender sa vulnérabilité et ouvrir à un imaginaire de la solidarité.

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COP 30 : « En tant qu’activistes, on est presque obligées de trouver des manières originales de militer » Course de voiliers au large : l’aventure dans le typhon capitaliste Lever l’ancre pour que le monde se lèveCorine Pelluchon est philosophe et enseigne à l’université Gustave-Eiffel. Elle est l’autrice de nombreux ouvrages sur la réparation du vivant, l’alimentation, la cause animale et la démocratie. En 2024, elle publie un ouvrage remarqué, L’Être et la mer (PUF, 2024), où elle propose de redessiner l’humanité en partant des océans.
Ces derniers mois, des flottilles jusqu’aux bateaux qui rejoignent la COP 30, comme le Women Wave Project, la solidarité a plusieurs fois voulu s’exprimer en passant par l’océan. Qu’est-ce que cela change quand on pense notre relation au monde, depuis le monde maritime ?
Tout. D’habitude, on pense les mers comme de vastes étendues d’eau bordant les continents. Là, c’est le contraire. On pense les continents à partir de l’océan mondial. Au lieu de quadriller le monde des murs ou des frontières, on voit les terres comme des îles.
Autant sur terre, nous, terrestres, avons l’impression que grâce à nos constructions que nous érigeons, nous sommes protégés. Dans l’océan, dont nous dépendons, mais où nous ne pouvons pas vivre sans équipement, nous sommes à la merci des éléments. Sur un bateau, il faut aussi se montrer solidaire. En haute mer, nous ne sommes pas chez nous. Nous sommes sur un élément que l’on aime, qui nous fascine, mais qui demeure étranger et qui nous signifie que nous sommes très vulnérables. Nous pouvons nous noyer, être emportés par les flots.
L’ontologie marine que j’ai développée repose donc sur ces deux fondamentaux : l’unicité de l’océan et sa préséance sur les terres. L’unicité de l’océan fonde l’unité de l’humanité, et le monde devient un archipel. Mais les terres, submersibles, soulignent aussi notre fragilité. Cette ontologie marine, ainsi que la conscience de notre dépendance à l’égard de l’océan dont les fonctions écosystémiques pour réguler l’atmosphère sont essentielles à notre survie, devrait nous conduire à plus de coopération, au lieu de renforcer la guerre de chacun contre chacun.
Cette ontologie de la fluidité s’oppose à l’obsession du contrôle, mais aussi à la pensée de l’enracinement chère à l’extrême droite.
L’ontologie marine permet-elle de mettre en tension une vision techniciste, productiviste des milieux et des corps ?
Je le crois, oui. Cette ontologie de la fluidité s’oppose à l’obsession du contrôle, mais aussi à la pensée de l’enracinement chère à l’extrême droite et à sa propension à établir des frontières ou des murs divisant l’humanité. Penser l’humain à partir de l’océan renouvelle complètement la perception de soi et de notre condition. La terre est un fluide lent, et non un bloc de granit ; l’humanité est une et multiple et chacun est traversé diverses influences, comme dans Les Vagues de Virginie Woolf.
Dans L’Être et la mer, vous proposez une réflexion sur notre rapport à la mort, bousculé par la menace pressante d’un effondrement. Comment le concept que vous avancez, l’existentialisme écologique peut-il appréhender différemment les conditions de notre finitude ?
J’ai voulu prendre la mesure de l’ambivalence de l’humain. De sa faculté, sublime, à se transcender, mais aussi de sa destructivité et de la possibilité de sa submersion. La terreur que génère la conscience de notre mortalité, de notre petitesse par rapport à l’infini, du radical abandon auquel cela nous renvoie, constitue d’abord le problème plutôt que la solution.
Face à cette terreur, chacun est tenté d’adopter des mécanismes de défense qui relèvent du déni de la mort. C’est ainsi que certains tombent dans l’addiction à la consommation, compensent leur anxiété par des certitudes dogmatiques ou suivent des leaders nationalistes leur permettant de commuer leur sentiment d’impuissance en toute-puissance et en un orgueil national. À une époque où les constructions symboliques – la religion, l’horizon transcendantal de certaines idéologies – n’apaisent plus notre sentiment de radical abandon, il est fondamental d’apprendre à traverser cette négativité, d’affronter ses peurs, au lieu de les refouler et d’être la proie des prophètes du mensonge.
L’espérance est la faculté de déchiffrer, en dépit du chaos du réel, des signes avant-coureurs qui pourraient ouvrir le possible.
Aujourd’hui, nous manquons d’horizon ; nous avons du mal à configurer l’avenir et manquons de perspectives. D’où le succès des idéologies d’extrême droite, qui incitent les personnes à refouler leurs peurs et à se rassurer en déchargeant leur agressivité sur des groupes rendus responsables de tous les problèmes.
Comment naviguer dans cette peur de la mort, matrice de nos angoisses ?
Ce que j’invite à faire, c’est d’apprendre à traverser la négativité. L’espérance, ce n’est pas l’espoir, c’est-à-dire l’attente de voir ses désirs personnels se réaliser. Ce n’est pas non plus l’optimisme, qui est le masque du déni. L’espérance est la faculté de déchiffrer, en dépit du chaos du réel, des signes avant-coureurs qui pourraient ouvrir le possible. Ce sont ces lueurs, ces lucioles, qui existent, mais qui ne font pas trop de bruit, qui nous montrent le chemin, et qui témoignent, comme le souci pour l’écologie, pour la cause animal ou le féminisme, que le désir d’un autre rapport au monde existe. Qu’il est riche d’un autre projet politique que ceux qui saturent l’espace public.
Au cours du voyage de nos existences flottantes, comment l’écologie peut-elle devenir un cap ?
L’écologie, c’est l’école de la limite. Ce sont des contraintes, forcément, puisque l’humanité a détruit des choses irréparables. Mais ces contraintes obligent à établir des priorités, à voir ce qui a de la valeur et mérite d’être préservé. Simone Weil, dans le poème L’Iliade ou le poème de la force, écrit que la « force pétrifie l’âme ». L’expérience d’aller en haute mer implique d’accepter de considérer notre fragilité ainsi que l’étrangeté qui nous habite. La mer nous rappelle notre existence intra utérine. Elle a quelque chose de fascinant et d’archaïque, mais elle est aussi effrayante. Dans ce livre, je voulais considérer cette part abyssale de l’humain, qu’il ne s’agit ni de nier, ni de haïr, ni de domestiquer. La mer, cet abîme, comme nous, disait Victor Hugo.
On considère encore et toujours la nature, le monde, comme un stock de ressources.
L’océan n’échappe pas aux phénomènes de domination que l’humanité lui inflige. C’est paradoxal, car l’océan est toujours apparu comme un espace ingouvernable. Comment penser cette contradiction ?
C’est le cœur de l’affaire ! À cause de sa surexploitation, le prochain écosystème qui sera l’objet de la prédation sera l’océan. Ces contradictions viennent du fait que l’on a toujours un rapport instrumental à lui. Même le droit international de la mer, où se trouvent de belles idées, manque d’une ontologie marine qui rompt totalement avec l’anthropocentrisme et l’instrumentalisation de l’océan. Cela vient du fait que l’on considère encore et toujours la nature, le monde, comme un stock de ressources. Pour moi, une ontologie marine, qui commence par la mer, aboutit nécessairement à une thalassopolitique. C’est-à-dire que toutes les politiques publiques impliquent que l’on considère notre dépendance à l’égard de l’océan, son unicité et sa préséance sur les terres.
Vous appelez à une pensée archipélique du monde, telle qu’Edouard Glissant le suggérait. Que change cette appréhension du monde dans nos relations ?
Je m’inspire du travail de l’océanographe, Athelsan Spilhaus, qui, en 1942, a produit une carte où un océan mondial brasse des terres. L’écophénoménologie ici n’est plus seulement liée à la description de notre condition terrestre. L’image d’Édouard Glissant est très belle et elle irrigue mon travail. Mais l’existentialisme écologique que je propose n’est pas un simple coexistentialisme lié à la sagesse de notre cohabitation de la planète Terre. La perspective marine équivaut à un saut, car partir en mer, c’est penser l’humain depuis l’océan, et alors tout change.
Les abysses sont le seul espace où la lumière n’existe pas et où l’humanité, comme bien d’autres espèces, ne peuvent voir. Que permet le fait d’appréhender d’autres mondes perceptifs que le nôtre ?
Chaque être, selon ses organes réceptifs, voit le monde à sa manière. Je voulais aussi rendre grâce à ceux que j’aime tant, à savoir les animaux et les poissons qui sont négligés par l’éthique animale.
Les misères de la mer, les assassinats de la mer sont invisibles.
Les misères de la mer, les assassinats de la mer sont invisibles. C’est terrible. On ne voit pas ces migrants en Méditerranée qui sont morts et dont les corps se décomposent au contact de l’eau salée. On ne voit pas ces cadavres de bœufs que l’on emmène sur des cargots pour les abattre à l’autre bout du monde, parce que beaucoup d’humains encore se repaissent de chair animale. On ne voit pas, ou pas vraiment, toute la pollution. Et la souffrance des poissons reste insoupçonnée. Pourquoi ? Parce qu’ils ne crient pas.
Dans le même dossier…
COP 30 : « En tant qu’activistes, on est presque obligées de trouver des manières originales de militer » Course de voiliers au large : l’aventure dans le typhon capitaliste Lever l’ancre pour que le monde se lèvePourquoi est-ce si difficile de changer nos manières de vivre, alors que l’on sait qu’il y a autant de dangers ? Il importe de comprendre quels sont les obstacles aux changements sociaux mais aussi d’activer les leviers possibles, en redonnant envie à chacun de faire sa part. Sur un bateau, il faut toujours s’entendre avec les autres membres de l’équipage ; il faut coopérer, tenir sa place. Sinon tout le monde est menacé.
La mer nous remet à notre place, celle d’un existant qui voit une partie du monde, mais qui ne discerne pas tout. Nous sommes parmi d’autres êtres, et la baleine voit tout autre chose que nous. Et assurément elle sent ou sait des choses que nous ne sentons et ne savons pas.
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