Dominik Moll : « Il y a en France une tradition de la police répressive »

Dans Dossier 137, Dominik Moll met en scène une enquêtrice de l’IGPN travaillant sur des violences commises par des policiers sur des gilets jaunes. Rencontre.

Christophe Kantcheff  • 18 novembre 2025 abonné·es
Dominik Moll : « Il y a en France une tradition de la police répressive »
Léa Drucker interprète magistralement une commandant de police aux prises avec des pressions corporatistes.
© Fanny De Gouville

Dossier 137 / Dominik Moll / 1 h 55.

Après La Nuit du 12, grand succès ayant reçu une pluie de césars, Dominik Moll revient avec Dossier 137, un film dont les protagonistes sont à nouveau des policiers, mais sur un registre plus politique. Le commandant Stéphanie Bertrand, de l’Inspection générale de la Police nationale (IGPN), remarquablement interprétée par Léa Drucker, enquête sur des violences commises par des flics sur un garçon qui manifestait avec les gilets jaunes. Un film prenant, qui traite avec une grande honnêteté son sujet, considérant les motivations et les contraintes de tous ses personnages, mais qui prend position. Impeccable.

Pourquoi vous êtes-vous tourné vers le travail de l’IGPN plutôt que de faire un film sur les gilets jaunes ?

Depuis longtemps, l’IGPN éveillait ma curiosité. Sur la police judiciaire, il existe des tonnes de films et de romans, alors que sur l’IGPN il n’y avait rien ou presque. On sait que ses membres sont mal aimés par la police et par une partie des médias qui leur reproche d’être juges et parties. Je me demandais comment, dans cette position inconfortable, ils arrivent à faire, bien ou mal, leur travail.

Davantage que les affaires de corruption, qui restent au sein de la police, je me suis intéressé aux affaires de maintien de l’ordre et de violences policières traitées par l’IGPN parce que ça touche au rapport police-citoyens. Quand j’ai commencé à y réfléchir, nous étions en plein dans les manifestations contre la réforme des retraites de 2023. Mais ce qui m’a donné envie de revenir aux gilets jaunes, ça a été de me rendre compte que ce mouvement, qui a pris tout le monde de cours et ébranlé le pouvoir, a comme été effacé par le covid. C’est comme si un grand coup d’éponge avait été passé : on ne parlait plus des gilets jaunes alors que rien n’avait été réglé.

Vous avez fait un stage d’observation dans un service de l’IGPN. Qu’en avez-vous appris ?

Si je n’avais pas pu faire ce stage, je ne suis pas sûr que je me serais lancé dans ce film. Il me fallait cette vision de l’intérieur. Les échanges que j’ai eus avec les enquêtrices et les enquêteurs de l’IGPN étaient indispensables pour comprendre leur travail. Et pour comprendre qu’il est clair pour eux que les policiers compromis dans les affaires de corruption déshonorent la police. Alors que, dans les affaires de maintien de l’ordre, ils se mettent plus facilement à la place de leurs collègues. Un des enquêteurs dit dans le film : on envoie les flics en première ligne et quand ça se passe mal ce sont eux qui sont pointés du doigt.

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Ce n’est pas faux. Par exemple, à propos de l’emploi de la grenade GLI-F4, particulièrement dangereuse : la responsabilité individuelle du CRS qui blesse quelqu’un peut être engagée – on se demandera s’il a agi dans le cadre de la nécessité, de la proportionnalité, etc. Mais la responsabilité des donneurs d’ordre, c’est-à-dire celle de la hiérarchie, qu’elle soit policière ou politique, elle, n’est jamais mise en cause. Cela ne signifie pas que l’IGPN couvre ces affaires. Ses membres enquêtent sérieusement – du moins pour ce que j’en ai vu. Mais on perçoit que c’est plus compliqué dans leur tête.

Il existe une forme de réflexe très partagé dans la police qui consiste à se sentir comme une forteresse assiégée.

Léa Drucker a aussi souhaité rencontrer des enquêtrices de l’IGPN. Elle les a interrogées sur leurs émotions quand elles sont face à un policier arrogant ou, au contraire, en désarroi parce que conscient d’avoir fait une bêtise, ou devant une famille de victime qui vient porter plainte. Elles ont répondu qu’il fallait qu’elles mettent un couvercle dessus. Cela a défini une ligne de jeu pour Léa. On sent que ses émotions sont retenues mais tout de même perceptibles, Léa joue cela magistralement.

Le commandant Stéphanie Bertrand, que Léa Drucker interprète, pense que son travail contribue à sauver l’honneur de la police, alors qu’elle subit de toute part des pressions corporatistes…

Oui, il existe une forme de réflexe très partagé dans la police qui consiste à se sentir comme une forteresse assiégée. Le simple fait de nommer les choses, de dire qu’il y a des policiers qui ont des problèmes avec la violence ou le racisme – ce qui ne veut pas dire que toute la police est violente ou raciste – et que ces policiers discréditent l’image de la police ne semble plus audible. Immédiatement, c’est qualifié de discours anti-flics. Là encore, le problème est politique. Des ministres de l’Intérieur entonnent ce genre de discours et deviennent quasiment les porte-parole des syndicats policiers – et c’est encore pire quand ils se projettent candidats à la présidence de la République.

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Tant qu’il n’y a pas de paroles fortes pour redonner un sens à ce métier, c’est-à-dire refaire une police républicaine au service du citoyen et non une police qui protège le pouvoir en place, rien ne peut être réglé. Personnellement, j’ai grandi en Allemagne et je n’y ai jamais eu peur de la police, celle-ci avait une bonne image. Quand je suis arrivé en France à l’âge de 18 ans et que je me suis rendu compte que beaucoup de gens détestaient la police, j’ai été surpris. J’ai compris ensuite qu’il y a dans ce pays une tradition de la police répressive. Même si des tentatives d’y échapper, avec la police de proximité, ont eu lieu.

Ne pensez-vous pas que la violence dans la police est systémique ?

J’avoue que je ne suis pas très à l’aise avec ce terme. Peut-être par idéalisme, j’ai envie de croire que ce n’est pas systémique et que beaucoup de policiers essaient de faire leur métier de façon correcte et républicaine. Mais il est vrai que ceux-là ne sont pas aidés par les politiques qui tiennent les discours dont je viens de parler et servent ainsi de caution à l’impunité. Au moment des gilets jaunes – c’est dit dans le film –, les mots d’ordre utilisés étaient : « sauver la République » ou « état de guerre », qui ne peuvent qu’attiser la violence dans les rangs policiers, d’autant qu’on a envoyé dans les rues la BAC et la BRI, non formées au maintien de l’ordre.

Je veux continuer de croire qu’il est possible de réparer le lien abîmé entre la police et des pans entiers de la population.

L’extrême-droitisation des syndicats est aussi un problème. Dans le film, le syndicat Concorde renvoie bien sûr à Alliance…

Oui. Les syndicats promettent aux policiers de les protéger en leur disant que tôt ou tard ils seront accusés. Et par ailleurs, quand on n’appartient pas à un syndicat majoritaire, il est très difficile d’obtenir de l’avancement. Cependant une fois tout cela posé, je veux continuer de croire qu’il est possible de réparer le lien abîmé entre la police et des pans entiers de la population. J’avoue ne pas adhérer à des slogans comme « policier suicidé à moitié pardonné », « tout le monde déteste la police » ou « Acab » (1). Il faut bien reconnaître que les policiers n’ont pas un métier facile. Ils sont sans cesse confrontés à la misère humaine.

1

Acronyme de « All cops are bastards » (« Tous les flics sont des salauds »).

Le taux de suicide dans la police est très élevé – ce qui ne justifie évidemment pas les exactions de certains. À cela se sont ajoutés des attentats contre des policiers qui ont suscité colère et mal-être. Il faut en tenir compte aussi. Comme nous vivons dans un monde de plus en plus clivé, en l’occurrence entre les anti-police et les pro-police, j’essaie modestement de montrer que les choses sont plus complexes. Même si, je le répète, les problèmes doivent être nommés.

Il y a une parole de Stéphanie dans le film qui dit : « Si tout le monde pense qu’un autre point de vue que le sien est hostile, qu’est-ce qu’on fait ? Comment on tient ensemble ? »

Oui, c’est cela qui me préoccupe. Comment on fait société. On n’en prend pas le chemin. Et les réseaux sociaux accentuent les antagonismes. C’est contre cela qu’il faut lutter.

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Deux personnages importants du film, la femme de chambre d’un hôtel, racisée et banlieusarde (Guslagie Malanda), et la mère du garçon blessé (Sandra Colombo) disent à Stéphanie que son travail ne sert à rien…

C’est sûr qu’une personne seule avec son idéal, non soutenue par les hiérarchies policière et politique, échouera et sera même désavouée, placardisée. Pourtant, je crois en l’importance de ces individus qui, dans un système qui ne leur est pas favorable, essaient de garder le cap. Ils sont probablement minoritaires. En tout cas ce sont ces gens-là qu’il faut encourager.

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