Défense : « L’enjeu en France est surtout industriel »

Jean-Pierre Maulny, directeur adjoint de l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), analyse les arbitrages complexes qui s’imposent à la défense hexagonale.

Maxime Sirvins  • 19 novembre 2025 abonné·es
Défense : « L’enjeu en France est surtout industriel »
Une guerre moderne consomme des quantités phénoménales d’obus et de missiles. Ici le Mistral 3.
© MBDA-Systems

Avec 413 milliards d’euros sur sept ans, la loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030 acte un effort de réarmement sans précédent. Face à la menace russe et à l’incertitude de l’alliance américaine, la France entend trouver sa place. Entre la modernisation de la dissuasion nucléaire et le besoin urgent de faire face à la guerre de haute intensité, la France cherche à s’adapter rapidement.

Le budget de la défense augmente massivement alors que la France n’est pas en guerre. Pourquoi un tel effort ? Quel risque concret cherche-t-on à prévenir ?

La hausse du budget de la défense est d’abord liée au report des charges des années précédentes, notion budgétaire qui regroupe les dépenses qui auraient dû être réglées et qui constituent des dettes. L’augmentation s’explique aussi par une superposition de deux menaces. La première est évidente avec la guerre en Ukraine. L’inquiétude est réelle quant aux ambitions de la Russie, notamment vis-à-vis des pays baltes, qui sont membres de l’Otan.

La seconde menace est l’incertitude stratégique concernant les États-Unis. Avec le retour de Donald Trump, le risque d’un désengagement américain ou d’une exigence de paiement bien plus élevée pour la protection de l’Otan est réel. Les Européens doivent donc trouver leur place dans ce nouveau contexte. Il faut que la France soit dans la boucle, qu’elle puisse assurer notre défense collective même avec un soutien américain réduit.

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Cependant, cette hausse massive du budget masque une autre réalité. La France devra sans doute faire face à une « bosse budgétaire » à l’horizon 2030, avec la modernisation de nos composantes de dissuasion nucléaire. Le renouvellement des sous-marins nucléaires et des missiles arrive à échéance. Dans le budget de la LPM, environ un tiers des crédits d’équipements est absorbé par le nucléaire. Or, parallèlement, il est nécessaire de financer la remontée en puissance en fonction des impératifs de la guerre de haute intensité.

Aujourd’hui, nous devons nous réorienter vers le conflit de haute intensité.

Donc, aujourd’hui, une part de l’augmentation est fléchée vers cette modernisation, même si l’essentiel est affecté au réarmement conventionnel. Et contrairement à l’Allemagne, qui prévoit 150 milliards d’euros par an pour sa défense en 2030, la France, qui doit gérer la réduction à la fois du déficit public et de la dette, ne peut viser plus de 80 milliards pour la même période.

Concrètement, où va cet argent, au-delà du nucléaire ? Qu’est-ce que cette LPM finance
précisément ?

L’argent finance un pivot stratégique complet. Nous sortons d’un modèle d’armée calibré pour les opérations extérieures, comme nous l’avons fait au Mali, par exemple. L’armée française, habituée à ces situations, y était très performante. Aujourd’hui, nous devons nous réorienter vers le conflit de haute intensité. Le conflit en Ukraine a montré qu’une guerre moderne consomme des quantités phénoménales d’obus et de missiles. Celui dans le Haut-Karabakh entre ­l’Arménie et l’Azerbaïdjan a aussi été très instructif. Nous y avons vu une armée s’effondrer car elle n’était pas prête à subir des frappes de drones en profondeur et de haute intensité.

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Donc les munitions sont une priorité absolue. Ensuite, il y a les programmes de modernisation des équipements comme les blindés, la guerre électronique, les capacités de frappe à longue portée et la défense aérienne contre les drones et les missiles. La difficulté est que cela nécessite des investissements pour financer l’outil productif, or les entreprises ne veulent financer des efforts que si elles ont des commandes fermes d’équipements, ce qui a tardé à venir au début de l’année 2025.

Il faudra accepter des champions industriels européens et des dépendances mutuelles maîtrisées avec nos partenaires.

La solution est-elle alors européenne ? Entre les projets communs comme le char (MGCS) ou l’avion (Scaf) et les achats groupés, que faut-il privilégier ?

La solution est aussi européenne, mais elle est d’une grande complexité. Il y a ce qui fonctionne, comme les achats groupés. On l’a vu récemment avec l’acquisition conjointe de ­missiles Mistral 3 de défense aérienne par la France et huit autres pays. Cela permet de massifier les commandes et de réduire les coûts. Et puis il y a les grands programmes communs comme le Scaf (système de combat aérien du futur) et le MGCS (le « char du futur »).

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Pour faire simple, avec le Scaf, la France a le savoir-faire aéronautique pour concevoir l’avion, et l’Allemagne a l’argent. Mais les entreprises de base sont concurrentes. Elles n’ont aucune envie de partager leurs connaissances et leurs technologies les plus précieuses. La difficulté n’est pas tant technique que politique. C’est le défi majeur de l’Europe de la défense. Il faudra accepter des champions industriels européens et des dépendances mutuelles maîtrisées avec nos partenaires.

On voit en Ukraine l’usage massif d’équipements peu coûteux, notamment les drones. Ne faudrait-il pas privilégier le simple en quantité plutôt que le très sophistiqué ?

C’est l’un des grands enseignements du conflit. Nous avons besoin des deux. Le très sophistiqué est indispensable pour garder l’avantage technologique, mais la guerre en Ukraine démontre en effet une consommation massive de munitions et d’équipements simples, comme les obus et les petits drones suicides. Notre modèle industriel de défense n’est pas adapté à cela.

L’utilisation d’armes autonomes devient une question de survie.

Nous sommes en flux tendu en privilégiant l’excellence technologique. On ne constitue pas d’énormes stocks, par économie et parce qu’on ne faisait pas la guerre. Il faudra revoir la façon de produire pour les entreprises françaises. L’idée d’impliquer des constructeurs automobiles, comme Renault, pour produire en des équipements moins complexes est évoquée, mais cela demande de créer les chaînes de production adaptées.

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L’avenir, c’est un modèle équilibré, avec des armements sophistiqués et des capacités d’usure et de saturation en grande quantité, produites rapidement et à faible coût. Drones, munitions téléopérées dans tous les milieux. Et la question des systèmes autonomes létaux, de l’intelligence artificielle dans les drones devient centrale, même si cela soulève de fortes questions éthiques. Quand on regarde l’Ukraine, qui n’a pas assez d’hommes face à la Russie et où le sort du pays est en jeu, on voit que l’utilisation d’armes autonomes devient une question de survie.

Faut-il aussi plus d’effectifs humains en augmentant les troupes, la réserve, voire rouvrir le débat sur le service national ?

Sur ce point, la Revue nationale stratégique de 2025 est très claire : il n’est pas prévu qu’il y ait de conflit de haute intensité sur le territoire national. La menace est à nos portes, en Europe de l’Est, mais pas à nos frontières directes. Par conséquent, l’objectif n’est pas de recruter en masse pour « défendre le sol ». L’enjeu principal, c’est l’équipement et les capacités à s’intégrer dans une coalition de haute intensité. Au niveau des effectifs, on va se servir des réserves comme palliatif à la nécessité de muscler notre armée. L’objectif de la LPM est de la doubler pour atteindre 100 000 réservistes, et d’autres mesures sont attendues. Mais il n’est pas question d’une augmentation du nombre de troupes. L’enjeu est surtout industriel.

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Économie
Publié dans le dossier
La menace russe divise la gauche
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