Au Kosovo, le théâtre lutte et relie
Avec leur Kosovo Theatre Showcase, l’auteur Jeton Neziraj et l’association Qendra Multimedia invitent le monde à découvrir leur théâtre très engagé. La 8e édition de l’événement (28 octobre-1er novembre 2025) a aussi mis en lumière la scène théâtrale méconnue de la Macédoine du Nord.
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© Majlinda Hoxha
Alors que les Kosovars n’ont acquis qu’en janvier dernier la possibilité de voyager librement en Europe, cela fait des années que l’auteur de théâtre Jeton Neziraj et l’association Qendra Multimedia, qu’il dirige, œuvrent à faire connaître leur travail au-delà des frontières nationales. Le Kosovo Theatre Showcase, créé en 2018, est l’un des outils principaux de cette ouverture, symboliquement très forte pour un pays dont l’adhésion à l’Union européenne est rejetée depuis trois ans.
Ainsi, pour la 8e édition de cet événement, qui s’est tenue du 28 octobre au 1er novembre, une soixantaine de professionnels internationaux étaient au rendez-vous pour découvrir le théâtre qui se crée dans la région. L’inauguration se fait au théâtre de la ville réputée la plus belle du pays, Prizren, avec un spectacle porté par des artistes hongrois et kosovars, InHuman.
Coproduit par Qendra Multimedia, qui se donne aussi pour mission d’aider financièrement (dans la mesure de ses moyens, qui, sans aide de l’État kosovar, ne sont pas grands) certaines productions internationales, ce bref spectacle joué et chanté aborde la guerre sous la forme d’une fable dont le héros est un soldat de retour d’une guerre dont les protagonistes ne sont jamais nommés.
Avec la mise en scène par le Kosovar Erson Zymberi de la pièce Le Fils du Français Florian Zeller, InHuman est l’une des pièces les moins politiques que nous avons pu voir durant le Showcase. Nous ne nous attarderons pas sur ce cas, afin d’aller droit à ce qui fait la force de l’édition. Soit le théâtre des très prolifiques et engagés Jeton Neziraj et son épouse, Blerta, metteure en scène de toutes ses pièces, et le focus organisé par Qendra sur le théâtre d’un territoire voisin du Kosovo, la Macédoine du Nord.
La nécessité de faire du théâtre un espace d’interrogation et de critique de l’histoire du Kosovo et de son présent.
J. Neziraj
La toute dernière pièce du duo, Under the Shape of a Tree, I Sat and Wept, fut l’un des moments forts de nos cinq jours de plongée théâtrale balkanique. L’ampleur et l’ambition de cette pièce, la huitième des productions internationales menées par Jeton Neziraj, témoigne avec force de l’expérience acquise par ce dernier depuis qu’il a décidé de prendre en mains le destin théâtral de son pays.
Théâtre de lutte
Coproduite par Qendra Multimedia et une dizaine de partenaires à travers le monde, parmi lesquels le Market Theatre de Johannesburg, cette pièce se place dans la droite ligne du théâtre de lutte pratiqué depuis ses débuts par Jeton Neziraj. En traitant du mouvement de réconciliation entre les familles albanaises victimes de la vendetta régie par le droit coutumier médiéval du Kanun, l’auteur continue d’affirmer « la nécessité de faire du théâtre un espace d’interrogation et de critique de l’histoire du Kosovo et de son présent, en particulier dans ce qu’ils ont de plus violent, de plus problématique ».
Lancée dans les années 1990, la réconciliation se déroule, d’après le directeur de Qendra, selon des modalités qui sont très loin d’être exemplaires. « Présentée aux familles comme une nécessité politique, à un moment où les Albanais étaient victimes d’une pression de plus en plus forte de la part des Serbes, cette démarche a largement fait fi de la douleur des individus », explique-t-il.
En dressant un parallèle entre la réconciliation liée à la vendetta albanaise et la Commission vérité et réconciliation ouverte en 1996 par le gouvernement sud-africain après la fin de l’apartheid, l’auteur kosovar met très finement en scène le dialogue entre son pays et le monde qu’il cherche aussi à établir. Appuyée sur un important travail d’entretiens et de recherches, la pièce décrit avec précision les deux contextes sans chercher à en gommer les différences.
En choisissant de limiter la part fictionnelle du spectacle à la vie de la troupe mi-sud-africaine mi-kosovarde que l’on voit régulièrement se rassembler pour discuter de l’effet que produit sur chacun de ses membres leur singulier brassage de l’histoire, les Neziraj et Greg Homann, du Market Theatre, font preuve d’un grand et juste sens des responsabilités envers leur sujet.
Cette façon de faire théâtre dit beaucoup de la place que Qendra souhaite donner à son art au sein de la société. Elle le place au centre, comme un acteur à part entière d’une nécessaire lutte pour les libertés d’expression et de création, et pour l’apaisement des tensions actuelles, notamment celles qui continuent de dresser les uns contre les autres Serbes et Kosovars depuis la guerre de 1998-1999.
Audace contagieuse
Les deux autres spectacles de Qendra Multimedia présentés lors du Showcase témoignent eux aussi de la liberté acquise par l’équipe à force d’insistance, malgré des interdictions de jouer et des descentes policières fréquentes il y a quelques années encore. Dans Do It or Die, qui nous a été présenté dans la cour de la prison de Prizren, six comédiens incarnent des Albanais prisonniers politiques dans les années 1980, en particulier la figure de l’intellectuel Ukshin Hoti.
La dénonciation de cette persécution est sans ambiguïté, tout comme l’est la virulente charge anti-corruption d’un autre spectacle joué cette fois dans la capitale, au Théâtre Oda, l’un des seuls théâtres indépendants du Kosovo, où Qendra a ses quartiers de longue date. Dans Prishtina. The Premeditated Killing of a Dream, nous est contée avec l’humour et l’exubérance caractéristiques de l’univers des Neziraj l’histoire réelle du meurtre de l’architecte Rexhep Luci au lendemain de la guerre qui a détruit la capitale du Kosovo.
L’audace contagieuse de Qendra – au Kosovo, elle a répandu parmi les artistes la culture du théâtre de vérité et de combat – s’est aussi exprimée lors de ce festival 2025 à travers le focus accordé à la création de Macédoine du Nord. En offrant une place au théâtre de ses voisins, l’association kosovarde fait exception à la distance qu’entretiennent le plus souvent entre eux les pays des Balkans.
À notre arrivée à Skopje, la capitale du pays, nous sommes d’emblée mis dans le bain local par une riche table ronde. Qu’ils représentent plutôt l’institution ou la scène indépendante, les intervenants expriment une vive désapprobation de la politique culturelle macédonienne. Invité à présenter une lecture d’un texte de théâtre autobiographique en cours d’écriture, l’auteur et ex-ministre de la Culture Robert Alagjozovski a pu témoigner personnellement des dysfonctionnements du système.
Beaucoup produisent un théâtre médiocre, fondé sur un mélange bien enraciné de népotisme, de clientélisme et d’opportunisme.
I. A. Baskar
« En acceptant ce poste en 2017, j’ai voulu porter des réformes : la décentralisation de la culture selon le modèle français, une augmentation du budget et des aides à la scène indépendante ainsi qu’aux artistes issus des minorités (turques, roms, serbes…) qui ont très peu de moyens pour créer. Elles ont été rejetées et je suis parti », témoigne-t-il.
Détermination et résistance
Ivanka Apostolova Baskar, excellente connaisseuse du champ théâtral macédonien que nous rencontrons sur place – elle œuvre notamment pour le journal The Theater Times –, partage ce point de vue. « Notre pays est riche d’un important réseau de théâtres nationaux et de festivals hérité de la période de l’ex-Yougoslavie, mais beaucoup d’entre eux produisent un théâtre médiocre, fondé sur un mélange bien enraciné de népotisme, de clientélisme et d’opportunisme qui fait grand tort à notre paysage théâtral », regrette-t-elle.
Dans ce contexte, celle qui dirige le Macedonian Center ITI/Produkcija, structure de production et de diffusion internationale de créations macédoniennes, salue « le secteur indépendant, qui fait preuve de courage en montant les textes d’auteurs locaux contemporains et en explorant de nouveaux sujets et formes, proches de la tendance du théâtre pauvre, minimaliste ».
Le spectacle The Blind, du Théâtre turc de Macédoine du Nord, qui faute d’avoir un espace de travail et de jeu permanent défend une forme d’itinérance militante – c’est en l’occurrence dans un sublime ancien caravansérail qu’il a posé ses tapis en guise de scène pour le Showcase –, illustre avec puissance cette dernière observation de notre interlocutrice. Mêlant Les Aveugles de Maurice Maeterlinck, des extraits d’un essai d’Amin Maalouf et des témoignages personnels, ses artistes revendiquent avec une grâce et une détermination impressionnantes leurs identités plurielles et en mouvement, en résistance.
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