Franco : une récupération aux mille visages

Quarante ans de dictature franquiste ont imprimé en profondeur la société espagnole. Son empreinte, décryptée par l’historien Stéphane Michonneau, pèse aujourd’hui sur le débat politique, en y insufflant les relents nauséabonds du fascisme. Même si le franquisme est maintenant poursuivi par la loi.



Olivier Doubre  • 20 novembre 2025 abonné·es

Franco : une récupération aux mille visages
Franco et un parterre d'officiers à Santa Cruz de Tenerife en 1936.
© Domaine public

Il aura fallu 44 ans. Le 24 octobre 2019, sur décision du gouvernement socialiste de Pedro Sánchez, après de longs débats et recours judiciaires – notamment de la famille Franco –, la dépouille du généralissime Francisco Franco Bahamonde, ancien Caudillo d’Espagne « par la grâce de Dieu », était exhumée du Valle de los Caídos (Vallée des soldats tombés).

Ce monument gigantesque – d’abord ossuaire rassemblant à l’origine les restes des morts franquistes de la guerre civile espagnole (1936-1939), situé à une quarantaine de kilomètres au nord de Madrid –, était devenu le plus grand mausolée du monde quand le dictateur y fut enterré le 23 novembre 1975 trois jours après sa mort, devant 70 000 personnes, rejoignant là la dépouille du fondateur de la Phalange, parti fasciste des années 1930, José Antonio Primo de Rivera.

Celle-ci fut inhumé au Valle le 1er avril 1959, lors de l’inauguration du sanctuaire. Surmonté d’une croix de plusieurs dizaines de mètres de hauteur, celui-ci fut construit sur ordre de Franco par des prisonniers politiques avec des conditions très dures, où beaucoup périrent. L’exhumation fut couverte par plus de 500 journalistes espagnols et étrangers et un million et demi de téléspectateurs regardèrent une part des six heures de direct de la télévision espagnole. Ce jour-là, Pedro Sánchez, président du gouvernement socialiste, déclara : « L’hommage public au dictateur était plus qu’un anachronisme ou une anomalie ; c’était un affront à la démocratie espagnole. »

Or si la presse étrangère ne laissait de s’étonner qu’il fallut 44 ans pour « sortir » le corps du dictateur de son mausolée grandiose, lieu de culte tout trouvé pour les nostalgiques du régime, c’est que l’Espagne, après la montée sur le trône du roi Juan Carlos, successeur désigné par le Caudillo, vota assez vite, le régime se délitant de lui-même mais comptant encore des soutiens dans la population. Du fait des craintes d’une reprise des affrontements de la guerre civile – dont les déchirures étaient encore vives, souvent dans chaque famille – la constitution de 1978, véritable « clé de voûte » du nouveau régime démocratique, assura une transition paisible, avec pour maîtres-mots, « concorde » et « réconciliation ».

Ces craintes n’étaient d’ailleurs pas infondées puisque le 21 février 1981, une escouade de militaires de la Garde civile emmenée par le lieutenant-colonel Tejero pénétra dans les Cortes (la Chambre des députés), tirant plusieurs coups de feu dans l’hémicycle et prit les parlementaires en otage. Cette tentative affirmée de coup d’État échoua finalement avec l’apparition à la télévision du roi en grand uniforme de chef des armées, qui réaffirma avec force conviction et autorité militaire sa protection du régime démocratique et de sa Constitution approuvée par référendum le 6 décembre 1978.

Pour autant, le « fantôme » de Franco est-il désormais éloigné des mémoires et des imaginaires ?

Mémoire démocratique

Aussi le statu quo reposant sur la loi d’amnistie de 1977 s’installa, longtemps. Monuments, noms de rues Franco ou Primo de Rivera, pièces de monnaie à l’effigie du Caudillo, demeurèrent longtemps dans l’espace public. Jusqu’à ce que la génération née après la mort de Franco se mit à demander des comptes et la création de nombreuses associations dites de « récupération de la mémoire historique » autour de l’an 2000.

En 2007, le gouvernement Zapatero (socialiste) adopta une loi dite de « la mémoire historique » qui condamna pour la première fois le franquisme, les contestations du caractère démocratique des institutions. Pourtant, celle-ci causait peu de sanctions et laissait des voies de recours aux nostalgiques et élus de droite soucieux de ne pas froisser cette partie de son électorat. Mais elle permit néanmoins, après une longue bataille judiciaire, l’exhumation du Valle de los Caídos… en 2019.

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Enfin, en 2023, avec loi de « la mémoire démocratique », le gouvernement Pedro Sanchez adopta une législation claire et surtout répressive pour toute forme d’apologie des régimes fascistes ou autoritaires, de nostalgie du franquisme, de contestation de la démocratie. Les républicains et leurs descendants rentrés d’exil, les résistants à la dictature ou les défenseurs des identités et langues régionales, sont désormais protégés par la loi. Et les franquistes enfreignent maintenant les législations démocratiques par leurs manifestations et autres déclarations. Pour autant, le « fantôme » de Franco est-il désormais éloigné des mémoires et des imaginaires ?

Mille et un Franco

L’historien Stéphane Michonneau, spécialiste de l’Espagne, ancien directeur des études de la Casa de Velázquez à Madrid, s’emploie à mettre au jour dans un essai brillant, cinquante ans après la disparition de Franco et la chute de son régime dictatorial « national-catholique », « l’empreinte » du Caudillo sur l’Espagne jusqu’à nos jours.

Son ouvrage, paradoxalement publié dans une collection intitulée « Grandes bibliographies », ne relate pas les étapes de la vie de Franco, mais au contraire les traces laissées dans les mémoires, dans les espaces public et privé et surtout la construction « implacable » d’une légende, déjà « savamment orchestrée de son vivant » par Franco lui-même, puis « remodelée » au fil des décennies successives selon les contextes par ses admirateurs et nostalgiques.

L’ouvrage ne se limite donc pas à la seule période post-mortem du dictateur. Pas toujours brillant intellectuellement selon de nombreux témoins, celui-ci avait pourtant un certain sens historique et de la postérité. L’historien examine par le menu les diverses transformations de son personnage, façonnant son image sans hésiter à revisiter l’histoire nationale, non sans un véritable « talent à reconfigurer le passé, le présent et le futur des Espagnols, [ce qui] est certainement l’un des secrets de sa formidable longévité ».

Ainsi, pour l’auteur, « la figure de Franco est un écran géant sur lequel les Espagnols projettent régulièrement leurs espoirs, leurs peurs, leurs conflits et leurs interrogations ». Même si certains nostalgiques du Parti populaire et les militants d’extrême droite du parti Vox sont loin de baisser la tête.

Car il y a mille et un Franco qui, par les récits qu’il initia, peut être revendiqué aujourd’hui selon les passions et revendications politiques du moment. Le Caudillo « sauveur de l’Espagne », nationaliste, ou « envoyé de Dieu » contre les « Rouges », aujourd’hui célébré par les tenants de l’ordre moral et du masculinisme, contre les féminismes ou mouvements LGBTQIA+ ; le Franco anticommuniste ayant rejoint le camp occidental durant la Guerre froide, sauvant son régime opportunément en dépit de ses alliances avec Hitler et Mussolini (qui l’aidèrent à écraser la République entre 1936 et 1939, comme les pilotes allemands à Guernica) ; le « bâtisseur » qui, aux côtés des États-Unis, sut prendre le train en marche du « miracle économique » des années 1960, qui ne peut que plaire aux libéraux.

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Ou le « Franco social » – guillemets de rigueur ! – qui posa quelques premières pierres d’un État-providence. Voire « l’homme de la paix », puisqu’il mit en scène sa conversion d’homme de guerre en protecteur d’une Espagne qui connut en effet la paix. De même, « l’homme de l’unité », contre les séparatismes régionaux, l’un des fers de lance du parti Vox, argumentant en outre contre les immigrés. Et à gauche, il demeure l’incarnation de toutes luttes à mener !

En somme, comme le souligne Stéphane Michonneau, même si la loi de 2023 protège désormais plus solidement les institutions démocratiques, Franco demeure « une surface plane, sans cesse investie de contenus divers et souvent contradictoires, certains d’entre eux, sans cesse investie de contenus divers et souvent contradictoires, certains n’ayant rien à voir avec l’histoire de la guerre civile et du franquisme ». Le désintoxication des dictatures prend du temps…


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