« Le franquisme sociologique n’a jamais disparu en Espagne »

Secrétaire d’État chargé de la mémoire démocratique, un portefeuille créé en 2020, Fernando Martínez López alerte sur les appétits dictatoriaux du parti d’extrême droite Vox et milite pour la connaissance des luttes en matière de droits fondamentaux.

Pablo Castaño  • 20 novembre 2025 abonné·es
« Le franquisme sociologique n’a jamais disparu en Espagne »
Restes d'une peinture pro Franco de l'époque de la guerre civile espagnole, à Ayerbe (Aragon), sur l'auvent de la maison du jardin de Pie, laquelle a servi de quartier général au général G. Urrutia la guerre civile espagnole.
© Pepe Bescós / CC BY-SA 3.0 / Wikipédia.

Quatre décennies après la fin de la dictature franquiste, l’Espagne continue de débattre de son passé, aussi par le biais des politiques publiques qui veulent honorer les victimes du franquisme. Fernando Martínez López, historien et secrétaire d’état chargé de la Mémoire démocratique dans le gouvernement espagnol, répond à Politis sur l’héritage du franquisme et les politiques actuelles de mémoire démocratique visant à reconnaître et réparer les victimes.

Quelles traces du franquisme subsistent dans la mémoire collective et également dans l’espace public en Espagne ?

Fernando Martínez López : Le franquisme sociologique n’a jamais disparu en Espagne. Il était abrité au sein du Parti populaire (PP). Aujourd’hui, il se retrouve majoritairement dans Vox et dans certains secteurs du PP. En ce qui concerne les espaces publics, l’immense majorité de ses symboles ont disparu, mais il subsiste encore des vestiges résiduels et d’autres en phase de re-signification, comme la Vallée de Cuelgamuros.

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Franco est majoritairement une figure rejetée par la population.

Franco est-il aujourd’hui une figure rejetée par la population espagnole ? Et par les jeunes ?

C’est majoritairement une figure rejetée. En ce qui concerne les jeunes, les enquêtes du Centre de recherches sociologiques révèlent qu’environ 21 % d’entre eux ne verraient pas d’inconvénient à vivre sous un régime autoritaire. La majorité le pense par méconnaissance, mais certains le pensent par conviction et sous l’influence des réseaux sociaux fascistes.

La croissance de l’extrême droite (Vox) implique-t-elle un renouveau de la sympathie pour la dictature ?

Sans aucun doute.

Que signifie « mémoire démocratique » ? Quelles sont les principales politiques de son secrétariat d’État ?

Nous entendons par mémoire démocratique la connaissance des luttes en défense des valeurs démocratiques ainsi que des droits et libertés fondamentaux tout au long de l’histoire contemporaine de l’Espagne.

Commémoration Nueve républicains espagnols plaque Paris Hidalgo Fernando Martínez López
Le secrétaire d’État Fernando Martínez López avec la maire de Paris Anne Hidalgo, lors d’un hommage en août 2025 aux républicains espagnols de la « Nueve », premiers libérateurs de la capitale française en 1944. (Photo : Olivier Doubre.)

La mémoire démocratique inclut également la reconnaissance de celles et ceux qui ont subi des persécutions ou des violences pour des raisons politiques, idéologiques, de pensée ou d’opinion, de conscience ou de croyance religieuse, d’orientation et d’identité sexuelle, pendant la période allant du coup d’État du 18 juillet 1936, à la guerre d’Espagne et à la dictature franquiste, ainsi que la promotion de leur réparation morale et de la récupération de leur mémoire personnelle, familiale et collective.

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Les axes fondamentaux sont : promouvoir la réparation des victimes, connaître la vérité sur ce qui leur est arrivé, établir la justice à leur égard et créer les conditions en Espagne pour que les événements traumatiques du passé ne se répètent jamais.

Divers gouvernements régionaux du PP, avec le soutien de Vox, ont remplacé les lois de mémoire démocratique adoptées par la gauche par des lois de concorde. Pourquoi la politique de mémoire reste-t-elle un sujet aussi clivant en Espagne, alors que dans d’autres pays un consensus existe ?

Principalement parce qu’il y a eu un traitement asymétrique des victimes. Les victimes des vainqueurs ont reçu des hommages, des réparations économiques, ont été exhumées dans les années de l’après-guerre, et chaque année un jour leur était dédié : « aux morts pour Dieu et pour l’Espagne ». En revanche, les victimes des vaincus, ceux qui défendaient la légalité constitutionnelle de la IIe République, ont été criminalisées, stigmatisées, elles et leurs familles et effacées de la scène publique. Leurs corps ont souvent été jetés dans des fosses communes, impossibles à exhumer pour leurs familles, qui ne pouvaient accomplir les rituels du deuil. Ces familles vivaient dans la terreur et le silence.

Dans l’après-guerre, il y avait 100 000 personnes ou plus dans des fosses communes, réparties dans environ 6 000 sites.

Comment expliquer que des milliers de victimes du franquisme restent enterrées dans des fosses communes ? Que fait le gouvernement à ce sujet ?

Dans l’après-guerre, il y avait 100 000 personnes ou plus dans des fosses communes, réparties dans environ 6 000 sites. Pendant la dictature, plus de 500 ont été exhumées sans l’accord ou la connaissance des familles et transférées au Valle de los Caídos, aujourd’hui Cuelgamuros. D’autres ont été détruites et les corps envoyés dans les ossuaires communs des cimetières. Celles situées dans les bas-côtés des routes, pour la plupart elles n’existent plus après la profonde transformation du réseau routier sur près de 90 ans.

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Avec la Transition [à partir de la mort de Franco, en 1975, jusqu’à la première alternance, en 1982, N.D.L.R.], de nombreuses exhumations très rudimentaires ont eu lieu, sans recherche d’identité. Depuis 2000, des exhumations scientifiques sont entreprises, impulsées par les associations mémorialistes et soutenues financièrement par le gouvernement de José Luis Rodríguez Zapatero après la loi sur la mémoire historique de 2007. Depuis 2018, le gouvernement de Pedro Sánchez met en œuvre une politique intégrale de mémoire et les exhumations deviennent une question d’État.

Un état des lieux a été réalisé, estimant que 20 000 personnes pourraient être exhumées de fosses communes. Une direction générale de la Mémoire historique a été créée pour concevoir un premier plan quadriennal d’exhumations (2021-2024), avec près de 9 000 corps exhumés. Actuellement, le deuxième plan quadriennal (2025-2028) est en cours, visant à éradiquer les fosses communes exhumables, à les dignifier et, dans la mesure du possible, à restituer les corps à leurs familles.

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Des juges de pays comme l’Argentine ont poursuivi les crimes du franquisme avant même la justice espagnole. Quel rôle la justice espagnole a-t-elle joué dans la récupération de la mémoire historique ?

L’impulsion est venue des associations de mémoire et, à partir de 2007, de l’État avec la loi de mémoire. Tout a été fortement accéléré avec l’adoption de la loi sur la mémoire démocratique en 2022. Cette loi prévoit la création d’un parquet spécialisé aux droits humains et à la mémoire démocratique, opérationnel dans toutes les provinces. Avant cette loi, le pouvoir judiciaire n’était pas proactif sur ce sujet.

Le drapeau officiel de l’Espagne, sous la Seconde République, de 1931 à 1939. (Source : SanchoPanzaXXI / Wikipédia.)

Ces dernières années, de nombreuses administrations locales ont hissé le drapeau républicain sur leurs façades. Quelle est la relation entre la démocratie actuelle et la Seconde République ?

Le drapeau républicain était un drapeau constitutionnel entre 1931 et 1939. La démocratie en Espagne hérite de toutes les luttes et avancées produites dans le pays depuis le milieu du XIXe siècle. La Seconde République a été l’une des périodes historiques avec le plus grand nombre de réformes démocratiques jusqu’alors. Tous ces progrès ont été interrompus par le coup d’État de juillet 1936, qui a provoqué la Guerre d’Espagne de 1936-1939.

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