Face à la Russie, l’Europe de la défense divise la gauche

Devant la menace russe, l’instabilité américaine et la montée des tensions géopolitiques, quelle attitude adopter ? Entre pacifisme historique, tentation souverainiste et réorientation stratégique, le PS, les Écologistes, LFI et le PCF peinent à trouver une ligne commune.

Denis Sieffert  • 19 novembre 2025 abonné·es
Face à la Russie, l’Europe de la défense divise la gauche
Les cadets de l'Académie technique maritime Admiral Senyavin, dans la base navale russe de Cronstadt, près de Saint-Pétersbourg, le 3 octobre 2025.

Faut-il craindre la Russie ? L’invasion de l’Ukraine, les intrusions de la machine de propagande russe dans les campagnes électorales en Roumanie, en Slovaquie et en Moldavie, ou encore une Biélorussie annexe de Moscou montrent que l’offensive russe est en cours depuis au moins une dizaine d’années et qu’elle ne s’arrête pas aux contours de l’ex-URSS. L’ingérence avérée de la ­Russie dans l’élection américaine en faveur de Donald Trump témoigne d’un objectif qui est moins géopolitique qu’idéologique et civilisationnel.

Le discours du vice-­président états-unien J. D. Vance à Munich en avril 2025 aurait pu être prononcé par Poutine. L’un et l’autre rêvent d’une société ultraconservatrice, xénophobe et mise en coupe réglée politiquement. La destruction de l’Europe comme entité politique est leur objectif commun, parce que l’Union européenne incarne à leurs yeux des mœurs décadentes qui vont de pair avec la démocratie.

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Voilà l’enjeu qui doit nous interdire toute faiblesse, toute naïveté ou toute connivence idéologique avec Moscou. Pour Poutine, le pendant idéologique de la guerre d’Ukraine, c’est la guerre hybride dans les capitales occidentales. Sa machine à propagande sait appuyer là où ça fait mal : l’antisémitisme avec les mains rouges sur les synagogues, les têtes de cochon devant les mosquées, les ingérences dans les systèmes informatiques des hôpitaux…

Sans parler des survols de drones au-dessus des aéroports ou des sites militaires, à Copenhague, à Munich, mais aussi en Belgique, en Norvège, en Suède, en Lituanie, en Pologne, perturbant chaque fois le trafic aérien. Cependant, une fois ce constat établi, qui ne laisse guère de place au doute sur l’origine de ces attaques, la question de savoir de quelle nature doit être la riposte, et jusqu’à quel niveau, reste entière.

Poutine n’est pas Hitler, mais nul ne peut savoir, pas même lui sans doute, jusqu’où il est prêt à aller.

Il ne s’agit évidemment pas de guerre sur le territoire français. L’instrumentalisation périodique de la menace nucléaire ne doit sûrement pas conduire à des réflexes hors de proportion. Et pas davantage à un quelconque retour à la conscription. Mais nous sommes instruits par l’histoire. Poutine n’est pas Hitler, mais nul ne peut savoir, pas même lui sans doute, jusqu’où il est prêt à aller pour atteindre ses objectifs, ou jusqu’où il peut se laisser emporter dans sa dynamique de puissance. Une attaque contre les pays baltes ne peut pas être complètement exclue.

Le président russe Vladimir Poutine lors d’une réunion avec le président biélorusse au Kremlin à Moscou, le 26 septembre 2025. (Photo : Ramil Sitdikov / POOL / AFP.)

L’hypothèse est corroborée par l’augmentation exponentielle de son budget militaire. Selon les chiffres de l’International Institute for Strategic Studies (IISS), think tank britannique, l’investissement de défense de Moscou est passé de 59,9 milliards de dollars en 2020 à 145,9 milliards en 2024, soit un quasi-triplement en moins de cinq ans. La Russie dépense 500 millions d’euros par jour pour son effort militaire, malgré l’énorme préjudice que cela cause aux autres secteurs de l’économie. Et la nature autocratique du régime lui permet des pertes humaines qu’aucune démocratie n’admettrait.

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On a beau ne pas vouloir être alarmiste, on est donc en droit de se poser des questions. Certes, on ne dira jamais assez que les États-Unis, l’Europe et leur bras armé, l’Otan, ont alimenté la grande peur et parfois la paranoïa du pouvoir russe. Cette réalité, cependant, n’est pas un fantasme quand on se souvient du dépeçage de la Russie de Boris Eltsine après le démantèlement de l’URSS. Vladimir Poutine a construit son pouvoir sur une promesse de vengeance, et de réhabilitation de la puissance russe. Les causes originelles existent. Elles ne peuvent plus être invoquées aujourd’hui pour justifier notre inertie ou une politique de la main ­tendue, dont Emmanuel Macron a été le principal artisan, qui a déjà échoué.

Impératif de vigilance

Le monde étant devenu ce qu’il est avec Trump, c’est-à-dire gouverné uniquement par les rapports de force, il est sans doute indispensable de disposer de moyens de dissuasion en France et en Europe. C’est hélas la condition pour avoir voix au chapitre sur la scène internationale. Être en état de vigilance est un impératif. La question se pose évidemment de l’augmentation du budget de la défense et d’une défense européenne. Pour une grande partie de la gauche, c’est un aggiornamento, et même une rupture déchirante.

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Cela pose deux questions. L’une est philosophique. Dans son essence même, la gauche est pacifiste. Mais on sait que la logique du pacifisme peut entraîner très loin lorsque l’histoire nous confronte à une puissance impérialiste et ­belliciste. L’autre est davantage politique, avec une logique souverainiste et encline à rechercher des équilibres géopolitiques pour faire face à la puissance américaine.

Derrière ces deux esquisses, on reconnaît les Écologistes et La France insoumise (LFI). Néanmoins, il faut reconnaître aux verts d’avoir eu le courage, depuis plusieurs années, de rompre avec leurs totems. Leur conseil fédéral a pris acte en octobre 2023 du « retour de la guerre de haute intensité sur le sol européen ».

En avril 2024, le Conseil fédéral des Écologistes décidait de créer une commission « Défense ». Une petite révolution.

Il en déduisait « l’impératif d’aller vers une véritable défense européenne ». Le document adopté à l’époque précisait : « Cette Europe de la défense, dont les contours vont d’ailleurs certainement au-delà de nos alliés de l’Union européenne, s’inscrit non seulement dans le temps court, avec l’impératif de venir en aide à l’Ukraine et de la soutenir y compris sur le plan militaire, mais poursuit également un objectif de plus long terme : celui d’aller vers davantage d’autonomie stratégique pour l’Europe. »

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Au-delà des chiffres de financement d’un plan de réarmement reposant notamment sur des prêts aux États et un assouplissement des règles budgétaires pour les investissements dans le domaine de la défense, les Écologistes se prononçaient pour un « renforcement de la souveraineté européenne » prenant en compte le revirement de la diplomatie américaine. Ils ne perdaient pas de vue la vocation de l’Europe de la défense à se substituer à l’Otan.

Et ils n’ont pas ­manqué de faire observer que, si la Commission européenne a décidé d’assouplir les règles budgétaires en matière de défense, elle peut le faire pour la transition écologique. En avril 2024, le Conseil fédéral décidait de créer une commission « Défense ». Une petite révolution.

Tout a changé avec l’Ukraine

C’est un autre son de cloche du côté de LFI. Ukraine ou pas, Trump ou pas, le discours varie peu : il faut refuser « la vassalisation de l’Europe » par les États-Unis. La priorité reste donc anti-américaine. Et anti-européenne. « Non à l’Europe de la défense ! » est la position constante de LFI. Dans les écrits du mouvement, on ne manque jamais de réaffirmer que l’Otan, née avec la guerre froide, aurait dû disparaître avec elle. Nous avons nous-mêmes souvent formulé cette remarque de bon sens.

L’idée qu’il n’y aurait plus de guerres interétatiques ou impérialistes en Europe imprégnait les esprits. Pourquoi un sous-marin nucléaire face à la menace islamiste ? Mais tout a changé avec l’Ukraine. Et la menace n’est pas seulement russe. Elle est aussi américaine, quoique d’une autre nature.

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Le rapprochement idéologique de Trump avec Poutine, son instabilité et sa propension à ne concevoir le soutien à l’Ukraine qu’en termes de vente d’armes américaines à l’Europe confirme que la voie de la résistance à cette « vassalisation » passe en réalité par une défense européenne. La doctrine LFI dite du « non-­alignement », référence très gaullienne, nous renvoie au temps de la guerre froide. Est-elle encore pertinente alors que Poutine et Trump tiennent des discours très proches ?

N’est-ce pas l’Union européenne qui peut permettre une véritable indépendance et, à terme, l’émancipation d’avec l’Otan ?

Surtout, le « non-alignement » peut-il être souverainiste ? N’est-ce pas l’Union européenne qui peut permettre une véritable indépendance et, à terme, l’émancipation d’avec l’Otan ? À juste titre, LFI pointe les lourdeurs administratives qui affaiblissent l’Europe. Une enquête du Monde (1) révèle que l’UE s’est fixé pour objectif de ramener à cinq jours le temps minimum pour faire traverser le continent à un convoi militaire, alors qu’il faut plusieurs dizaines de jours aujourd’hui. Mais renoncer à l’Europe au prétexte de son inadaptation, est-ce la solution ?

1

Le Monde des 16 et 17 novembre.

Dans le domaine de la défense, le Parti communiste (PC) n’est pas éloigné de LFI. C’est l’UE qui concourt « avec l’Otan à aggraver les tensions avec la Russie », et non Poutine. Du côté du Parti socialiste (PS), c’est à l’inverse la doctrine traditionnellement pro-européenne qui guide le discours sur la défense. C’est finalement la question européenne qui divise la gauche.

Le débat sur la défense n’en est que la conséquence. LFI et le PCF d’un côté, partisans d’une indépendance nationale et favorables à une détente des relations avec Moscou, fût-ce au prix de concessions. Et les Écologistes et le PS de l’autre, convaincus que le refus d’une défense européenne risquerait d’entrer dans le jeu de Poutine et de Trump. Un débat est-il encore possible ? Politis en fait en tout cas le pari.

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La menace russe divise la gauche
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