Vue d’Ukraine, l’« abstraction morale » de la gauche

Des militants ukrainiens appellent les partis européens aux valeurs pacifistes et antimilitaristes à se saisir des questions de défense, pour permettre à leur pays de continuer à résister à l’invasion russe, et pour les sociétés occidentales elles-mêmes.

Pauline Migevant  • 19 novembre 2025 abonné·es
Vue d’Ukraine, l’« abstraction morale » de la gauche
Emmanuel Macron accueille Volodymyr Zelensky à l’Élysée le 17 novembre.
© Bastien Ohier / Hans Lucas via AFP

« Je pensais […] que les Occidentaux allaient se réveiller. Aujourd’hui, je vois à quel point j’ai été naïf et combien j’ai sous-estimé ­l’ampleur du problème. » Ces mots sont ceux de Taras Bilous, historien ukrainien mobilisé dans l’armée, membre du Rukh, mouvement socialiste ukrainien, lors d’une interview pour une revue tchèque début 2024. « Une partie significative de la gauche a adopté une position absolument incorrecte », poursuivait-il, recommandant de « moins se préoccuper de savoir quelle position abstraite est correcte, et de se concentrer davantage sur des actions pratiques pour nous aider à sortir du trou dans lequel nous nous trouvons ».

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Au lendemain de l’invasion russe de février 2022, l’historien ukrainien avait publié une « Lettre de Kyiv à une gauche occidentale », rédigée le 25 février 2022 (1), dans laquelle il dénonçait la position d’une partie de la gauche occidentale. Il cite les Socialistes démocrates de Nouvelle-Orléans, aux États-Unis, qui ont parlé « d’agression de l’Otan en Ukraine », et plus vaguement « ceux qui ont critiqué l’Ukraine pour ne pas avoir appliqué les accords de Minsk » ou « ceux qui ont exagéré l’influence de l’extrême droite en Ukraine […] et ont évité de critiquer la politique conservatrice, nationaliste et autoritaire de Poutine ».

1

Article publié sur OpenDemocracy.net.

Quelques mois plus tard, en août 2022, dans un article intitulé « Je suis un socialiste ukrainien. Voici pourquoi je résiste à l’invasion russe (2) », Taras Bilous expliquait ressentir de la « fatigue » et de la « déception » après avoir suivi des discussions avec la gauche internationale à propos de la guerre russo-ukrainienne. Il regrettait notamment le temps passé « à affirmer les prémices de base de l’autodétermination, avec lesquelles tout militant de gauche devrait déjà être d’accord. »

2

Article publié sur le site de la revue américaine Jacobin.

Impérialisme russe

Comment expliquer les différents niveaux de mobilisation de certains partis ou mouvement de gauche dans les multiples conflits dans le monde ? La chercheuse Hanna Perekhoda, membre de Rukh, explique que cela s’apparente plus à des « logiques d’antagonisme interne liées au besoin de se placer en opposition de son propre gouvernement » qu’à « une analyse de ce qu’est réellement la guerre », en prenant les cas de l’Ukraine et de la Palestine en comparaison.

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L’explication viendrait surtout d’une difficulté à reconnaître l’impérialisme russe, résultat d’un « occidentalo-centrisme ». « C’est le symptôme de gens qui se pensent opposés à l’impérialisme occidental, lié au rapport de domination Nord/Sud, précise la chercheuse, mais qui nient la réalité de populations opprimées par d’autres colonialismes, comme celui exercé par la Russie ou la Chine. »

La gauche européenne a tendance à penser que toutes les guerres néfastes ont été menées par les États-Unis et l’Otan dans le passé.

Anton

Anton, militant au sein de Solidarity Collectives, un mouvement de soutien engagé sur le front en Ukraine réunissant anarchistes et militants anti-autoritaires, souligne « la grande ignorance » de l’histoire de l’impérialisme russe dans la gauche européenne. Celle-ci « a tendance à penser que toutes les guerres néfastes ont été menées par les États-Unis et l’Otan dans le passé, alors que la Russie a ­également déclenché de nombreuses guerres d’invasion au cours des dernières décennies et soutenu des dictateurs qui servaient ses intérêts ».

Militarisme ou résistance ?

La fourniture d’armes à l’Ukraine demeure une question ­épineuse au sein de la gauche européenne. Dans son interview au journal tchèque, Taras Bilous cite « un exemple révélateur ». Au printemps 2023, une délégation allemande de députés de Die Linke s’est rendue à Kyiv et s’est pris la réalité en pleine face.

« Jusque-là, leur position sur la fourniture d’armes était totalement négative. Au moment de leur départ, le président du groupe a déclaré qu’ils avaient reconsidéré certaines de leurs positions […]. Par exemple, le fait que les Ukrainiens ont de toute évidence besoin d’une défense antimissile […]. Ainsi, plus d’un an après l’invasion, ces personnalités ont réalisé à quel point la fourniture d’armes était nécessaire. »

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Dans la suite de cette position antimilitariste à gauche, « dire “non à la guerre” en France est une abstraction morale », indique Hanna Perekhoda, pour qui les slogans pacifistes « révèlent un désir d’être laissé en paix plutôt qu’une volonté réelle de paix ». « La gauche européenne ne comprend pas ce que ça signifie d’avoir des missiles et des drones qui volent partout où vous vivez, qui détruisent tout ce qu’ils peuvent et tuent en masse des personnes que vous connaissez », ajoute de son côté Anton, pour qui l’antimilitarisme et le recours à la lutte armée pour se défendre ne sont pas à opposer.

Le fait que beaucoup d’acteurs de gauche s’opposent à la confiscation de l’argent d’un pays capitaliste, impérialiste et agressif dit quelque chose de cette gauche.

H. Perekhoda

Au-delà de la question des armes, d’autres mesures pouvant entraver la machine de guerre russe n’ont pas encore été prises, estime Hanna Perekhoda. « On pourrait par exemple œuvrer à réduire notre dépendance aux fossiles russes qui financent la guerre. Ou encore confisquer les actifs russes gelés [235 milliards d’euros, N.D.L.R.] et les donner à l’Ukraine. Le fait que beaucoup d’acteurs de gauche s’opposent à la confiscation de l’argent d’un pays capitaliste, impérialiste et agressif dit quelque chose de cette gauche. » En France par exemple, La France insoumise (LFI) s’est opposée à la confiscation de ces actifs, invoquant « le droit international ».

« Travailler de manière responsable » sur les questions de défense

La difficulté à faire la différence entre « une menace et ce que signifient la guerre et la défense » participerait à la ­faiblesse des positions de la gauche européenne en matière de défense. « On entretient trop souvent l’illusion que la guerre se résume à des troupes franchissant une frontière, et que la défense se limite à des chars et des soldats », souligne Hanna Perekhoda. Or cette conception erronée empêche la société française, comme d’autres pays européens, de voir qu’elle fait déjà face à une guerre hybride.

Vous pouvez garantir la capacité de défendre un lieu et ses habitants sans développer une capacité d’agression.

Anton

Exemple récent : la condamnation de quatre Bulgares fin octobre pour avoir tagué des mains rouges en mai 2024 sur le mémorial de la Shoah à Paris. L’information judiciaire avait révélé « que cette action était susceptible de correspondre à une action de déstabilisation de la France orchestrée par les services de renseignement » russes.

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« Ces sociétés européennes ne comprennent pas qu’elles sont déjà traitées comme des ennemis par l’État russe », déclare Hanna Perekhoda, qui appelle la gauche à « travailler de manière responsable » sur les questions de défense. Anton, de Solidarity Collectives, partage cette position : « Je crois sincèrement que, grâce à des systèmes de défense populaires et à un armement spécifique, vous pouvez garantir la capacité de défendre un lieu et ses habitants sans développer une capacité d’agression ».

« L’enjeu devrait être d’imposer un contrôle démocratique sur la production d’armement, et surtout sur son exportation, aujourd’hui largement subordonnée aux intérêts du capital plutôt qu’à ceux de la société », ajoute la chercheuse ukrainienne. « Refuser de proposer des réponses aux problèmes réels de la défense n’est pas un acte de principe mais un abandon de responsabilité. » Une désertion politique qui laisserait le champ libre à la droite « qui, elle, a des solutions. Des solutions antisociales et militaristes ».

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Monde
Publié dans le dossier
La menace russe divise la gauche
Temps de lecture : 7 minutes

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