« La surveillance des Palestiniens en Europe est très répandue »
En Europe, les Palestiniens sont de plus en plus ciblés par les surveillances numériques ou les fermetures de comptes bancaires. Layla Kattermann, responsable de la veille pour l’European Legal Support Center, revient sur ce standard européen de surveillance.
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L’ONG européenne European Legal Support Center (ELSC) vient en aide au mouvement de solidarité pour la Palestine. Depuis 2019, Layla Kattermann recense les mesures de répression et de surveillance qui concernent des demandeurs de nationalité, des réfugiés, des titulaires de visas, voire des citoyens européens d’origine palestinienne.
Quelles sont les méthodes de surveillance des services de renseignements européens visant les Palestiniens ?
Layla Kattermann : La surveillance des Palestiniens en Europe est très répandue et prend de nombreuses formes. Les personnes les plus visées sont celles qui dépendent du système migratoire : demandeurs de nationalité, réfugiés, titulaires de visas. Concrètement, leurs réseaux sociaux sont surveillés. Nous avons même eu le cas d’une personne qui s’est vu retirer son passeport parce qu’elle avait publié une chanson palestinienne en story Instagram. Les autorités ont estimé qu’elle avait menti dans sa demande de naturalisation. En Allemagne, pour obtenir la citoyenneté, il faut reconnaître Israël et son « droit à exister ».
Dans ce contexte, beaucoup de Palestiniens renoncent à se rendre en manifestation : s’ils apparaissent sur une photo, on risque de leur poser des questions lorsqu’ils iront renouveler leur visa. Cette peur d’exprimer quoi que ce soit sur la Palestine existe depuis longtemps, mais, depuis le 7-Octobre, elle s’est renforcée, notamment à cause du statut migratoire et de la surveillance des comptes bancaires.
Les comptes bancaires des Palestiniens sont aussi surveillés ?
Les banques invoquent la législation européenne contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. Elles pratiquent ce qu’on appelle le « derisking financier » [la réduction des risques, N.D.L.R.], par crainte d’être accusées de laisser circuler de l’argent suspect, et ferment les comptes de Palestiniens considérés de facto comme suspects, voire comme des terroristes potentiels.
Je suis germano-palestinienne, et ma banque m’a demandé de confirmer que j’étais aussi palestinienne.
Je suis germano-palestinienne, et ma banque m’a demandé de confirmer que j’étais aussi palestinienne, ce qui signifie en réalité qu’elle scrute davantage mes transferts. Si vous envoyez de l’argent à votre famille, même vers votre propre compte en Palestine, des banques allemandes ou européennes peuvent fermer votre compte.
Ces méthodes existaient-elles déjà avant le 7-Octobre ?
Oui, mais elles concernaient surtout des ONG ou d’autres organisations qui transféraient régulièrement des fonds vers la Palestine. Aujourd’hui, cela touche pratiquement tout le monde.
Politis a recueilli les témoignages de Palestiniens à qui les services de renseignements français ont demandé d’infiltrer le milieu associatif dans le cadre de leur demande de naturalisation. Est-ce le cas en Allemagne ?
En Allemagne, BDS (Boycott, désinvestissement et sanctions), Jewish Voice for Peace ou Palestine Speaks (organisation comparable à Urgence Palestine, N.D.L.R.) sont listés par l’Office fédéral pour la protection de la Constitution (1) comme « extrémistes ». Lors des demandes de visa ou de citoyenneté, les autorités présentent une liste d’organisations qualifiées d’extrémistes ou d’islamiques. Il faut dire si on en est membre ou si on a déjà participé à l’un de leurs événements. Si vous répondez oui, vous serez interrogé. Ce n’est pas seulement de la collecte d’informations : c’est également une manière de dissuader les gens de s’en approcher.
Service de renseignement intérieur allemand, comparable à la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) française.
Observe-t-on la même pression ailleurs en Europe ?
Il ne s’agit pas uniquement des Palestiniens, mais de toute personne non européenne qui s’exprime sur la Palestine. Au Royaume-Uni, par exemple, il existe de nombreux cas de passeports retirés, de visas non renouvelés, seulement parce que la personne est engagée dans la solidarité palestinienne. Le Royaume-Uni a la législation antiterroriste la plus stricte d’Europe. Avec le programme Prevent, non seulement l’État surveille, mais les citoyens eux-mêmes sont encouragés à signaler. En Allemagne, après le 7-Octobre, une lettre a même été envoyée à toutes les écoles de Berlin pour demander aux professeurs d’appeler la police si un élève disait « Free Palestine » ou dessinait la carte de la Palestine…
En termes d’impact sur la citoyenneté, les situations les plus sévères se trouvent aujourd’hui au Royaume-Uni et en Allemagne, et désormais en France aussi. Chaque pays possède sa propre base de données des citoyens. Mais, maintenant, il existe une base de données partagée à l’échelle de l’Europe, à laquelle Europol a accès, ainsi que les États nationaux. Donc, si vous avez un casier judiciaire, les autres pays peuvent le savoir également.
En Israël, le ministère des Affaires de la diaspora envoie chaque semaine aux gouvernements européens des rapports de « risques » liés à des événements pro-palestiniens.
Existe-t-il une coopération entre Israël et les services de renseignements européens ?
En Israël, le ministère des Affaires de la diaspora envoie chaque semaine aux gouvernements européens des rapports de « risques » liés à des événements pro-palestiniens. Ces rapports listent les manifestations prévues, les organisations impliquées, leur nombre d’abonnés sur Instagram, et attribuent un niveau de risque, alors que toutes les manifestations sont pacifiques. Ils sont transmis aux gouvernements européens pour les alerter. Les Pays-Bas ont réagi en classant Israël comme une menace étrangère. Mais nous ignorons combien de fois cela s’est produit dans d’autres pays où les gouvernements ne protestent pas publiquement.
Peut-on parler, à propos des méthodes de surveillance actuelles, d’une ancienne méthode coloniale en métropole européenne, le « choc en retour impérial » (2) ?
Les États européens ne font usage que des méthodes qu’ils ont déjà utilisées dans leurs anciennes colonies. Ce qui change, c’est l’utilisation de nouvelles technologies : aujourd’hui, il existe une surveillance numérique massive. Ces mécanismes n’ont jamais cessé contre les migrants et, aujourd’hui, ils touchent aussi les citoyens européens eux-mêmes. Instagram et Meta ferment des comptes pro-palestiniens, et un simple commentaire peut entraîner une perquisition ou une convocation policière. On voit clairement comment le numérique se traduit à présent par des conséquences physiques.
Thèse selon laquelle les gouvernements qui développent des techniques répressives pour contrôler les territoires coloniaux finiront par déployer ces mêmes techniques au niveau national contre leurs propres citoyens.
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