Valérie Masson-Delmotte : « Les questions de climat et d’énergie sont les premiers marqueurs de la désinformation »
Il y a dix ans, lors de la COP 21, 196 pays s’engageaient dans l’accord de Paris à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre (GES) pour contenir le réchauffement en dessous de 2 °C par rapport aux niveaux préindustriels. Depuis, la climatologue ne ménage pas son temps pour faire de la vulgarisation scientifique et reste une vigie scrupuleuse sur la place des faits scientifiques.
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© Maxime Sirvins
Valérie Masson-Delmotte est paléoclimatologue, membre du Haut Conseil pour le climat et responsable du centre climat-société à l’Institut Pierre-Simon-Laplace du Commissariat à l’énergie atomique (CEA). De 2015 à 2023, elle a été coprésidente du groupe 1 du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), chargé d’établir les faits scientifiques sur les causes et les évolutions du changement climatique. Elle est entrée à l’Académie des sciences en juin 2025
En 2015, vous étiez coprésidente du groupe 1 du Giec. Que représentait la COP 21 pour la communauté des scientifiques du climat ?
Le multilatéralisme était très vivant sur les enjeux environnementaux. La même année, il y avait eu le Cadre d’action de Sendai pour la réduction des risques de catastrophe, les Objectifs de développement durable (ODD) et l’accord de Paris. Le rapport du Giec (2013-2014) avait permis de faire entrer les arguments factuels dans le champ des négociateurs climat. On montrait que dans un monde plus chaud de 2 °C par rapport aux niveaux préindustriels, il y aurait des risques de pertes irréversibles d’écosystèmes (coraux, glace de mer en Arctique…), des conséquences graves pour les populations vivant dans des contextes vulnérables et des enjeux d’habitabilité notamment pour les petites îles.
L’objectif de contenir le réchauffement climatique largement sous les 2 °C était au cœur de la construction de l’accord de Paris. La COP 21 a changé les interactions entre le Giec et les négociations climat. Les pays n’arrivaient pas à se mettre d’accord sur l’objectif de long terme. Beaucoup de questions se posaient : sait-on vraiment ce qu’on gagne avec un objectif de 2 °C ou 1,5 °C ? Peut-on décarboner aussi fortement en tenant les Objectifs de développement durable et les efforts pour éliminer l’extrême pauvreté ?
Nous vivons dans un monde où le réchauffement dû aux activités humaines est estimé à 1,36 °C jusqu’à fin 2024.
C’était un sujet de tensions entre les pays exportateurs d’énergies fossiles et les pays vulnérables, qui considéraient l’objectif de 2 °C comme insuffisamment protecteur. Ils se sont alors tournés vers les scientifiques – le Giec est mentionné directement dans l’accord de Paris – et ils ont demandé un rapport spécial sur les conséquences d’un réchauffement planétaire supérieur à 1,5 °C. Ce fut une grande surprise !
Comment a évolué le monde du climat en dix ans ?
Les émissions de gaz à effet de serre au niveau mondial ont continué d’augmenter, mais moins vite, notamment le CO2 dû aux énergies fossiles et à la déforestation. Certaines politiques publiques ont donc porté leurs fruits. Parmi les pays du G20, on observe que ceux plutôt développés, industrialisés, connaissaient une baisse lente de leurs émissions de GES avant 2015 et plus forte depuis. Quant aux pays émergents, leurs émissions augmentaient fortement avant 2015 et moins depuis l’accord de Paris. En Chine, elles ne montent même plus depuis un an.
Il y a également des avancées majeures sur l’amélioration de la qualité de l’air, mais avec un effet ambigu. En effet, une partie des GES s’accumule dans l’atmosphère et fige la chaleur. Les particules de pollution ont un effet refroidissant, plutôt près des grandes villes, donc, en les éliminant, on perd l’effet parasol, ce qui entraîne un réchauffement. Ce phénomène contribue au fait que l’influence humaine sur le climat est encore plus forte ces dix dernières années. Nous vivons dans un monde où le réchauffement dû aux activités humaines est estimé à 1,36 °C jusqu’à fin 2024. À ce rythme, nous serions dans un monde plus chaud de 1,5 °C en moyenne dans quelques années, peut-être même avant 2030.
Le changement climatique impacte tout ce qui fonde les droits humains fondamentaux.
Les sciences du climat ont-elles progressé également ?
Oui, avec le développement des sciences de l’attribution. Nous avons une compréhension plus fine du lien entre émissions de GES, réchauffement global et événements extrêmes. Mais aussi des liens entre ces événements extrêmes et leur coût économique, social, humain. On perçoit mieux les conséquences du changement climatique sur le vécu des populations : la santé, les rendements agricoles, la sécurité alimentaire, de l’approvisionnement en eau, des lieux de vie… Conclusion : le changement climatique impacte tout ce qui fonde les droits humains fondamentaux.
Globalement, les progrès sont nets mais insuffisants puisque nous ne sommes pas sur les trajectoires pour tenir les objectifs que les pays se sont eux-mêmes donnés ! La capacité d’agir est à notre portée, par le déploiement du potentiel industriel pour produire des énergies renouvelables ou bas carbone. Mais tout cela conduit aussi à des contre-réactions brutales auxquelles il faut faire face.
Comment avez-vous perçu la défiance envers les sciences au fil des années ?
On constate des attaques brutales sur la place des faits et de la science dans la société. Les questions de climat et d’énergie sont les premiers marqueurs de la désinformation aujourd’hui. Il y a évidemment la sortie des États-Unis de l’accord de Paris à deux reprises. Et avec ce deuxième mandat de Donald Trump on assiste à la censure de connaissances scientifiques perçues comme des obstacles à une certaine vision politique : les sciences du climat, de la biodiversité, de la santé environnementale, les recherches sur le développement durable et les inégalités… C’est même une remise en cause des connaissances scientifiques qui fondent le droit de l’environnement !
Nous sommes confrontés à une politique brutale d’obstruction et de sabotage sur le climat.
Concrètement, il n’y a plus de suivi des espèces protégées, qui est la base de la régulation environnementale, notamment pour les polluants qu’on peut déverser dans les rivières. Il y a encore beaucoup d’incertitudes quant à la baisse de moyens et d’effectifs. Par exemple, il existe des intentions d’arrêter les satellites américains de suivi des GES, alors qu’ils sont fonctionnels.
Pour la dernière actualisation de l’état du climat, publiée en juin, les chercheurs états-uniens n’ont pas eu le droit d’être cités comme auteurs, alors qu’on continue d’utiliser leurs données. Nous sommes confrontés à une politique brutale d’obstruction et de sabotage sur le climat, mise au service d’une vision centrée sur des intérêts court-termistes de certains secteurs d’activité.
Le climatoscepticisme semble avoir repris de la vigueur…
Nier la réalité du changement climatique, et de l’influence humaine, est de plus en plus difficile à tenir. Du côté du secteur des énergies fossiles, la stratégie climatosceptique s’est affinée. En anglais on résume cela par : « deny, deceive, delay », c’est-à-dire « nier, tromper, retarder ». Le déni, c’était plutôt dans les années 1990. Puis, les industriels du secteur ont fait des promesses tout en sachant qu’ils ne les tiendraient pas, comme les majors pétrolières qui affichent des stratégies de décarbonation ou de compensation carbone alors qu’on ne peut pas éliminer le CO2 émis. Enfin, ils font diversion et agissent en réalité pour retarder la mise en place d’un cadre réglementaire contraignant.
Je constate que la désinformation sur les leviers d’action pour la transition écologique s’est intensifiée : sur les batteries, les pompes à chaleur, les éoliennes, le nucléaire… Lors de mes conférences, les gens me disent qu’ils sont perdus. Ces stratégies de désinformation permanente sapent la confiance des citoyens, paralysent les choix des entreprises, des ménages ou des pouvoirs publics et freinent la décarbonation. J’essaye donc de trouver la meilleure façon de communiquer les connaissances scientifiques en fonction de mes interlocuteurs, par exemple à l’échelle d’un territoire, afin que cela ne paraisse pas hors-sol.
Les études scientifiques sont nombreuses et leurs conclusions très claires. Mais est-ce que la prise de conscience des enjeux climatiques a suffisamment avancé dans le grand public ?
Il y a trente ans, on pensait que le changement climatique ne concernerait que des régions vulnérables et les générations futures. Aujourd’hui, on vit tous et partout dans le monde avec l’aggravation des impacts. On voit ce climat qui change vite et pour lequel nous ne sommes pas prêts ! Mais les leviers d’action sont là, viables économiquement, efficaces, et on comprend mieux comment agir pour construire une adaptation profonde.
Il existe une très forte montée en compétences sur ces sujets, que ce soit chez les négociateurs climat de tous les pays, chez les fonctionnaires chargés de mettre en œuvre des politiques publiques au niveau national, régional ou des villes, mais aussi dans le monde des ingénieurs et dans le grand public. C’est un travail de longue haleine, mais cette acculturation progressive des acteurs d’un territoire est très utile. La région Grand Est, marquée par la désindustrialisation, essaye de prendre cette réalité sociale en compte pour mieux aligner les politiques environnementales et les politiques industrielles. C’est une voie vers une transition juste.
En tant que membre du Haut Conseil pour le climat (HCC), quel regard portez-vous sur la politique liée à l’écologie en France ?
Le premier budget carbone à partir de 2015 n’a pas été tenu, donc les objectifs du deuxième ont été revus à la baisse. Il a tout juste été tenu, grâce au ralentissement des transports et de l’activité industrielle au moment des confinements dus au covid, et grâce au bois mort sur pied dans les forêts françaises. C’est assez triste. Depuis 2018, le HCC rend des rapports sous l’angle de la transition juste, car nous avons été missionnés après le mouvement des gilets jaunes.
En quoi est-ce plus choquant de jeter de la soupe sur une vitre protégeant une œuvre d’art que d’avoir des pratiques qui détruisent des écosystèmes entiers ?
C’est difficile d’identifier les facteurs structurels, car il y a eu beaucoup de facteurs conjoncturels : la pandémie et la relance économique, puis la guerre en Ukraine avec les enjeux de dépendance au gaz russe, la flambée du prix de l’électricité, du gaz, l’inflation… Néanmoins, nous avions conclu que la baisse des émissions de GES pour 2022-2023 était sur la bonne voie, tout en pointant les efforts à poursuivre pour tenir les engagements français et européens d’ici à 2030.
Force est de constater que le pilotage de l’action pour le climat s’est fortement ralenti en France depuis 2024, quand Gabriel Attal était premier ministre : la Programmation pluriannuelle de l’énergie et la Stratégie nationale bas carbone sont toujours en attente, le Plan national d’adaptation au changement climatique a été laborieusement publié et les financements ne sont pas à la hauteur. Le HCC avait par exemple recommandé que les lois soient évaluées au prisme des objectifs climat. Cela été fait pour la loi climat-résilience, mais pas pour la loi Égalim, la loi sur les mobilités ni la loi Duplomb.
De plus en plus de scientifiques s’engagent dans des actions de désobéissance civile, notamment au sein du collectif Scientifiques en rébellion. Le rôle du scientifique dans la société a-t-il changé ?
Certains scientifiques considèrent qu’ils doivent rester dans leur bulle pour faire de la recherche. Il faut respecter cela afin qu’ils puissent produire des connaissances dans les meilleures conditions possibles, mais parfois ils sont pris à partie avec une forme d’impératif d’engagement. D’autres collègues sont extrêmement en colère, désemparés par le fait que les connaissances sur le climat sont ignorées. Je pense que les scientifiques ont plusieurs rôles.
D’abord, alerter en faisant connaître les études et les leviers d’action. Puis il y a une étape de coconstruction avec les différents acteurs pouvant activer ces leviers d’actions. Enfin, le scientifique doit avoir un rôle de chien de garde : rendre compte à la société de ce qui déraille, sous forme de tribunes, de manifestations, d’actions de désobéissance civile…
Ces dernières doivent surprendre et déranger pour susciter de l’intérêt, au risque de provoquer du rejet chez certains. On voit que ce mode d’action a engendré une violente criminalisation de la contestation environnementale ces dernières années. J’ai pris position contre la dissolution des Soulèvements de la terre, car cette décision politique n’était pas étayée par une enquête et ne respectait par l’État de droit, auquel je suis très attachée.
Je suis frappée par le nombre de politiques ou de projets de loi qui arrivent sans aucun débat.
Je suis frappée de voir les réactions que provoquent certaines actions de désobéissance civile ! En quoi est-ce plus choquant de jeter de la soupe sur une vitre protégeant une œuvre d’art que d’avoir des pratiques qui détruisent des écosystèmes entiers ? Est-ce par méconnaissance de l’état de la biodiversité ou parce qu’on sacralise plus des formes d’art que l’environnement ? Cela m’interroge beaucoup sur les visions du monde et les valeurs propagées en ce moment.
Des séquences électorales importantes se profilent ces deux prochaines années en France. Êtes-vous inquiète ?
Tous les populismes m’inquiètent par rapport à la place accordée aux faits, aux enjeux de long terme et à l’utilisation des connaissances scientifiques pour éclairer les politiques publiques. Dans tous les pays où les mouvements populistes d’extrême droite sont arrivés au pouvoir (Hongrie, Argentine, le Brésil de Bolsonaro, les États-Unis), les priorités politiques se sont vite éloignées des objectifs de développement durable, et conduisent à des censures, à des restrictions de la liberté académique et à un rétrécissement de la démocratie.
Parler d’écologie « punitive » rend inaudible la place des faits scientifiques dans la décision.
Depuis l’élection présidentielle de 2022 puis les élections législatives anticipées de juin 2024, je suis frappée par le nombre de politiques ou de projets de loi qui arrivent sans aucun débat. Un des pires exemples, selon moi, c’est la loi Duplomb. Les connaissances en termes de santé environnementale ou d’implications pour les écosystèmes n’ont absolument pas été prises en compte car il n’y a pas eu de débat, malgré la pétition signée par un très grand nombre de Français. C’est très préoccupant.
Nous sommes face à une nécessité de transformation profonde de la société pour allier enjeux climatiques et inégalités sociales, sans renforcer la colère, déjà présente. Certains en profitent pour déplacer l’attention, construire des boucs émissaires et cliver. En clair, parler d’écologie « punitive » rend inaudible la place des faits scientifiques dans la décision et ne sert qu’à renforcer une approche binaire. Au contraire, nous avons besoin d’un débat public et d’une vie démocratique de qualité sur l’écologie.
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