La fin du mythe de la méritocratie
La méritocratie continue d’être brandie comme la preuve que tout serait possible pour qui « se donne les moyens ». Mais ce discours, qui ignore le poids écrasant des origines sociales, n’est rien d’autre qu’un instrument de culpabilisation. En prétendant récompenser le mérite, la société punit surtout ceux qui n’avaient aucune chance. Voici pourquoi le mythe s’écroule et pourquoi il faut enfin le dire.
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Il est temps de regarder en face ce que beaucoup pressentent, ce que certains savent déjà, et que d’autres persistent à nier par confort idéologique : la méritocratie est un mythe, peut-être même le dernier grand conte politique occidental. Un récit rassurant, séduisant, presque enfantin, qui promet à chacun qu’il suffit de vouloir pour pouvoir, que le destin individuel serait un terrain vierge où la volonté personnelle trace son chemin. Pourtant, ce récit s’effrite, non pas par cynisme, mais par l’accumulation de faits, de données, d’expériences. Et parce que nous commençons enfin à comprendre une évidence que les sciences sociales répètent depuis des décennies : le « je » n’existe pas seul. Le « je » est un « nous ».
C’est une morale commode : elle permet de transformer une injustice structurelle en responsabilité individuelle.
On ne choisit pas son lieu de naissance. On ne choisit pas l’odeur du quartier où l’on grandit, ni la couleur politique de la table familiale. On ne choisit pas les livres qu’on ne nous lit pas, les horizons qu’on ne nous montre pas, les attentes qu’on ne projette pas sur nous. On ne choisit pas la langue qui berce ou la langue qui enferme. On ne choisit pas d’être né à Gaza sous les bombes, à Limoges dans une famille salariée, ou à New York dans les étages supérieurs d’une tour de verre. Ces données ne sont pas des anecdotes : elles constituent le cadre, les murs porteurs de toute existence.
Dès lors, comment pourrait-on croire que le succès serait individuel ? Que l’échec serait personnel ? La méritocratie, dans sa version politique la plus répandue, affirme que chacun serait maître de son destin, que les vainqueurs doivent tout à leurs efforts, et que les vaincus ne doivent s’en prendre qu’à eux-mêmes. C’est une morale commode : elle permet de transformer une injustice structurelle en responsabilité individuelle. Elle offre à ceux qui en bénéficient la noble illusion de « mériter » leur position. Et elle condamne ceux qui n’y parviennent pas à une honte souvent silencieuse, parfois destructrice.
Une vie humaine n’est jamais l’expression d’un seul individu, mais la somme des autres.
Pourtant, une vie humaine n’est jamais l’expression d’un seul individu, mais la somme des autres : ceux qui encouragent, ceux qui protègent, ceux qui inspirent, ceux qui financent, ceux qui expliquent, ceux qui accompagnent. Et symétriquement, ceux qui manquent. Le mérite, dès lors, ressemble à un décor de théâtre dont les planches craquent sous le poids du réel. Ce que l’on appelle « talent » ou « effort » est toujours inscrit dans une trame invisible : un capital culturel accumulé avant nous, un capital économique qui ouvre ou ferme des portes, un capital social qui détermine les trajectoires possibles.
Responsabilisation brutale
Le déterminisme social ne nie pas l’imprévu dans les vies ; il rappelle simplement que, pour la majorité, l’imprévu n’est jamais un tremplin sans avoir d’abord été un filet de sécurité. Le jeune qui échoue scolairement ne manque pas d’intelligence : il manque d’un environnement où son intelligence aurait de la place pour se déployer. Le chômeur n’est pas inadapté : il est pris dans une structure qui sélectionne, trie, hiérarchise et dévalorise. Le pauvre ne manque pas de volonté : il manque des ressources que d’autres reçoivent avant même d’avoir appris à parler.
La méritocratie devient un arsenal rhétorique pour justifier des coupes budgétaires, des réformes punitives, des restrictions de droits.
Ce que la méritocratie provoque est bien connu : une responsabilisation brutale de ceux qui n’ont jamais eu les moyens de répondre aux exigences du système. Le pauvre devient responsable de sa pauvreté. Le travailleur précaire devient coupable de son instabilité. Le jeune des quartiers populaires devient l’artisan de son absence de réseau. Le SDF devient celui qui « n’a pas su se reprendre en main ». Voilà la magie sombre de la méritocratie : elle transforme les structures sociales en choix individuels, les inégalités en fautes, les barrières en insuffisances personnelles.
Cette idéologie n’est pas neutre. Elle nourrit des politiques publiques qui, sous couvert de rationalité, exigent des individus ce que les structures empêchent. Elle devient un arsenal rhétorique pour justifier des coupes budgétaires, des réformes punitives, des restrictions de droits. La droite et l’extrême droite en font une arme : « Si certains réussissent, pourquoi pas les autres ? » demandent-elles, feignant d’ignorer l’évidence même du monde social. Une partie de la gauche elle-même, séduite par l’imaginaire du self-made-man progressiste, n’échappe pas toujours à cette tentation moralisatrice.
Et ce mécanisme se double d’un effet psychologique puissant : la méritocratie engendre la culpabilité des dominés et l’arrogance des dominants. Les uns intériorisent leurs difficultés comme des fautes ; les autres interprètent leurs privilèges comme la preuve de leur vertu. Le système se renforce ainsi de l’intérieur, faisant porter le poids des injustices non pas à ceux qui les produisent, mais à ceux qui les subissent.
La promesse d’égalité par le mérite est devenue, au fil du temps, une façon de pacifier les injustices plutôt que de les régler.
Pourtant, l’effondrement du mythe commence à se voir. Les études sur la mobilité sociale stagnante, les écarts de réussite selon le milieu, la reproduction des élites, l’évidence statistique que le destin scolaire se joue avant l’âge de dix ans : tout converge. Et l’intuition populaire suit. De plus en plus, la génération qui arrive comprend qu’on lui vend des illusions. Elle se rend compte qu’on lui demandait de se battre dans une compétition déjà truquée, déjà écrite, déjà distribuée. Elle perçoit que la promesse d’égalité par le mérite est devenue, au fil du temps, une façon de pacifier les injustices plutôt que de les régler.
Libération
Affirmer cela ne revient pas à nier l’importance de l’effort. Cela revient à rappeler qu’un effort n’a de sens que lorsque les conditions pour qu’il produise quelque chose sont équitablement réparties. On peut demander à quelqu’un de courir ; on ne peut pas lui demander de gagner une course dont les autres concurrents sont partis vingt mètres devant.
Repenser le « je » comme un « nous », c’est refuser le récit qui isole, culpabilise et invisibilise.
La fin du mythe de la méritocratie n’est pas une catastrophe. C’est une libération. Elle permet de sortir de la culpabilité individuelle, d’abandonner l’idée toxique selon laquelle chacun serait l’auteur absolu de son sort. Elle permet de regarder les inégalités pour ce qu’elles sont : des constructions collectives, reproduites collectivement, et qui ne pourront être transformées qu’à condition d’être affrontées collectivement.
Repenser le « je » comme un « nous », c’est refuser le récit qui isole, culpabilise et invisibilise. C’est comprendre que toute politique qui prétend agir sur la distinction entre « méritants » et « non méritants » est vouée à renforcer les inégalités qu’elle prétend expliquer. C’est admettre que la solidarité n’est pas un supplément d’âme, mais la seule manière d’habiter un monde où les destins se tissent les uns dans les autres.
Au fond, la question n’est pas de savoir si la méritocratie est morte. Elle l’est depuis longtemps. La vraie question est de savoir combien de temps encore nous accepterons qu’elle serve de justification morale à des politiques antisociales, à des discours culpabilisants, à une vision du monde où les vainqueurs se félicitent et où les vaincus se taisent.
La fin du mythe de la méritocratie n’est pas une chute : c’est une chance.
Il est temps de construire un autre récit. Un récit où l’on ne demande plus aux individus de porter seuls le poids d’un système qui les dépasse. Un récit où l’on reconnaît que la réussite n’est jamais personnelle, et que l’échec ne l’est jamais non plus. Un récit où le « nous » n’est pas une abstraction morale, mais la réalité profonde de toute existence humaine.
La fin du mythe de la méritocratie n’est pas une chute : c’est une chance. Celle de bâtir enfin une société où l’on ne juge plus les individus à l’aune de ce qu’ils n’ont jamais eu les moyens de devenir.
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