Pasolini, la conspiration du pétrole

Avec Pétrole, le metteur en scène Sylvain Creuzevault partage avec le public son goût pour l’œuvre de Pasolini, qui accompagne depuis ses débuts son aventure théâtrale. Un passionnant livre d’entretien mené par Olivier Neveux prolonge notre immersion sur la planète Singe, nom de la compagnie de l’artiste.

Anaïs Heluin  • 5 décembre 2025 abonné·es
Pasolini, la conspiration du pétrole
Les personnages de Pasolini composent un cauchemar aux accents grotesques.
© Jean-Louis Fernandez

Pétrole / jusqu’au 21 décembre à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, dans le cadre du Festival d’automne à Paris / Également du 24 au 27 février à la Comédie de Saint-Étienne, les 20 et 21 mai à la Comédie de Reims et du 3 au 5 juin au Théâtre de Vidy-Lausanne (Suisse).

Lorsque s’élève le panneau de bois dissimulant le plateau aux yeux du spectateur, où s’affiche en lettres blanches « Pier Paolo Pasolini (1922-1975) », on se retrouve dans une peu banale antichambre de la mort. Allongé sur un plateau nu que traverse bientôt une souris noire, un corps inerte gît dans une attitude qui pose d’emblée sa mort comme théâtrale. La posture raide du comédien-macchabée (Sébastien Lefebvre), son allure impeccable, sa façon de tenir entre les mains un appareil photo, et les deux ailes d’avion installées de part et d’autre de ses épaules portent déjà la marque de l’art que défend depuis une dizaine d’années le directeur de la compagnie le Singe, Sylvain Creuzevault.

Dans son immobilité cadavérique, l’acteur qui ouvre Pétrole – d’après le livre éponyme et inachevé de Pier Paolo Pasolini (Gallimard, collection « L’Imaginaire ») – joue déjà au sens où l’entend le metteur en scène. Avec son mélange de tragique et d’étrangeté un peu blagueuse, il est parfaitement « sérieux – pas sérieux », titre de l’excellent livre de « conversation » qui vient de paraître, où Creuzevault s’entretient en profondeur avec le professeur d’histoire et d’esthétique du théâtre Olivier Neveux. Est-ce une reconstitution de la scène de meurtre de Pasolini que nous propose le Singe, cinquante ans après les faits ?

La révélation par une caméra et une voix off du contenu de la valise posée près du corps semble confirmer cette hypothèse. Tous les livres qui s’y trouvent ont été importants dans le développement par Pasolini d’une critique de la société italienne de son époque et plus généralement de l’ère néocapitaliste, ainsi que pour sa conception de la littérature : Chklovski, Sade, Sollers… Ou encore Dostoïevski, dont Sylvain Creuzevault a adapté Les Démons (2018), Le Grand Inquisiteur (2020) et Les Frères Karamazov. Malin comme son animal fétiche, tout en étant d’une exigence intellectuelle toujours au travail, le Singe affirme ainsi sa fraternité de longue date avec la pensée de l’Italien.

Pétrole nous fait entrer au cœur d’une relation riche et ancienne, dont on découvre la nature et le fonctionnement au fil de la pièce.

Pour preuve le « Pavillon » intitulé «Pasolini avec Sylvain Creuzevault» organisé en janvier 2026 au Théâtre de la Commune à Aubervilliers, où l’on pourra découvrir Pylade, l’une des études pasoliniennes que le metteur en scène mène avec les élèves du Conservatoire national supérieur d’art dramatique depuis 2024. Pétrole nous fait ainsi entrer au cœur d’une relation riche et ancienne, dont on découvre la nature et le fonctionnement au fil de la pièce, notamment à travers un traitement sans cesse mouvant de la notion d’identité, obsession de Pasolini à laquelle Creuzevault offre une caisse de résonance théâtrale.

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Dès la scène d’ouverture, l’identité s’affirme dans Pétrole comme un champ de tous les possibles. La silhouette de l’homme à terre se révèle vite en effet être celle non pas seulement du réalisateur de Théorème, mais aussi d’Enrico Mattéi, le président et fondateur de la société d’hydrocarbures ENI, décédé en 1962 dans un accident d’avion des plus troubles. Cette figure, célèbre pour sa formule anti-pasolinienne «Ma patrie s’appelle multinationale», apparaît sous le nom d’Ernesto Bonocore dans Pétrole.

Lorsque Pauline Bélier entre en scène sur un petit véhicule mobile afin de momentanément prendre en charge la narration, ce n’est pourtant pas le patronyme d’Ernesto qu’elle attribue au gisant, mais celui de Carlo Valletti, protagoniste de Pétrole. Cette sorte de baptême est toutefois loin de figer l’identité du type. Les dieux Polis et ­Thétis viennent séparer le héros en deux entités. Ce sont donc deux trajectoires distinctes que déploie le spectacle Pétrole : celle de Carlo I, qui épouse pleinement le modèle capitaliste de Bonocore et consorts, et celle de Carlo II (Gabriel Dahmani), dont l’unique quête est sexuelle et se déroule dans les bas-fonds de Turin.

À rebours

Si la grande complexité de Pétrole rend forcément périlleuse son adaptation théâtrale, Sylvain Creuzevault y trouve une matière à la texture familière. Car le théâtre qu’il fabrique a beau être politique et revendiqué comme tel depuis ses débuts – il commença fort en la matière en s’emparant d’un des plus célèbres livres de Marx dans Le Capital et son Singe (2014) –, il l’est à rebours de la tendance actuelle au discours nourri de documents. Il l’est avant tout par un type de jeu très particulier porté de nombreuses années par un fidèle noyau d’acteurs – il en reste aujourd’hui Arthur Igual, qui endosse plusieurs rôles dans Pétrole, dont ceux substantiels ­d’Ernesto Bonocore, de Sigmund Freud ou encore de la Folie.

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Le principe en est le « cabajoutis ». Par ce terme qu’il emprunte à ­Balzac, désignant des petites cabanes faites d’éléments dissemblables et dont les traces de construction sont encore visibles, l’artiste qualifie la recherche d’un jeu composé d’éléments hétéroclites. Il s’agit ainsi, dit-il dans Sérieux – pas sérieux, de « théâtraliser le dire par le jeu. Et en même temps, inachever le dire ». Pétrole contenant déjà un nombre immense de trous, de béances, Sylvain Creuzevault a appréhendé les répétitions d’une façon différente de ses habitudes. Au lieu de commencer par ce qu’il nomme des « conspirations », autrement dit un temps de préparation du passage au plateau par les acteurs en autonomie, il a demandé à ces derniers d’apprendre d’abord le texte de Pasolini.

Sylvain Creuzevault, Sérieux – pas sérieux. Conversation avec Olivier Neveux, éditions Théâtrales, coll. « Méthodes », 152 pages, 20 euros.

La langue de Pétrole étant pensée par l’auteur comme un refus des formes alors dominantes, dans lesquelles il voyait avant tout des objets prêts à consommer, la tâche n’est pas aisée. Grâce sans doute à des « conspirations » fomentées une fois le texte bien maîtrisé par la belle distribution, la pièce nous fait entrer à la fois dans les hautes et les basses sphères de l’Italie des années 1960 à 1980 par un jeu en grande partie dialogué, alors que ce type d’écriture est absent du texte d’origine. Ces échanges – longs et animés du côté de Carlo I, beaucoup plus succincts de celui de Carlo II, que l’on distingue de son double grâce à la prothèse d’un membre en érection – sont joués avec une certaine distance qui se veut sans doute une traduction théâtrale du texte rebelle de Pasolini.

Presque toujours filmés dans des gros plans qui les déréalisent plutôt que le contraire, les comédiens composent un cauchemar aux accents grotesques.

En plus de se tenir loin du public, le plus souvent les acteurs évitent de leur faire face. Nouveauté chez Creuzevault, qui n’avait jusque-là utilisé la vidéo qu’en touches infimes, c’est la caméra évoquée en début d’article qui nous donne vraiment accès au visage des comédiens. Presque toujours filmés dans des gros plans qui les déréalisent plutôt que le contraire, ces derniers composent un cauchemar aux accents grotesques.

Entrelacs

Ces codes de mise en scène permettent à la compagnie de rendre compréhensible l’entrelacs pasolinien, allégé de très nombreuses de ses notes. L’ensemble perd en poésie ce qu’il gagne en clarté. En lissant quelque peu l’allure hirsute du roman, le théâtre a tendance à en atténuer la radicalité. On peut le regretter, mais on y voit aussi le signe de la parfaite conscience de Sylvain Creuzevault de ce qu’est son art et de la place qu’il occupe dans le champ artistique actuel. « Radicalement classique », dit-il à Olivier Neveux, son théâtre doit parvenir à allier l’intelligibilité nécessaire au temps de la représentation et la poésie sans laquelle le spectacle meurt au moment du tomber de rideau.

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Si Pétrole apparaît paradoxalement moins « inachevé » que les autres créations de la compagnie le Singe, dans le sens où les comédiens perturbent moins leur matériau de base qu’ils ont pu le faire jadis, l’anticonformisme du livre est respecté. L’image n’est en effet pas ici de celles qui séduisent et qui happent : elle révèle, voire grossit les défauts du réel et de la pièce, et invite à briser les écrans qui nous enchaînent.

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Théâtre
Temps de lecture : 8 minutes