Mon Laurent, assisté malgré lui

Joseph Beauregard  • 7 juillet 2011 abonné·es

Ça faisait un sacré bout de temps que je n’avais pas revu mon Laurent. On sait ce que c’est, chacun court dans son coin en trombe, pour avoir une bonne place au soleil, et la vie nous sépare. Avec mon Laurent, quand nous étions au lycée Louis-Le-Grand, on peut dire qu’on en a bien bavé. À cette époque, nos parents nous assistaient de quelques billets d’argent de poche par semaine (1 000 francs, je parle encore en francs, c’est si vieux…). Avec cet argent, on achetait des revues « olé, olé » dans le monde entier, et on s’est fait plein de copains fidèles… Laurent et moi, je dois l’avouer, on a jamais été des dingues de boulot (Laurent est cardiaque et moi asthmatique), alors on s’est fait assister par une joyeuse bande d’obsédés sexuels qui exigeait de nous être utiles 7 jours sur 7. Je peux le confesser : on n’est jamais descendus en dessous de 19 sur 20. Faut dire que les copains se sont démenés comme des diables pour nous faire passer pour les deux petits génies du lycée…

Ensuite, les larmes aux yeux, nous avons été obligés de quitter le lycée pour entrer à Normale sup, rue d’Ulm. Cette année-là, j’ai expliqué à mon Laurent qu’on ne pouvait pas continuer comme ça, que tout cela allait mal finir. Mon Laurent a hurlé : « Plutôt crever ! » Alors je lui ai proposé de s’engager dans une mystérieuse organisation révolutionnaire. Il a tout de suite adoré mon idée. On a vite fait savoir à nos petits camarades que la Révolution n’était pas un bal musette et que nous avions besoin d’être assistés d’une équipe dévouée en attendant le Grand Soir. Immédiatement, les plus jolies filles de l’école ont proposé de nous assister. Ah quel enthousiasme féminin ! Même Elvis Presley n’avait pas connu ça.

Passons sur notre DEA en histoire à Paris-I et notre diplôme à l’IEP de Paris, où nous étions sous assistance scolaire permanente. Bien sûr, tous les jours avec mon Laurent on distribuait des tracts rédigés dans la nuit chez Castel : « Les ministres au poteau ! Les députés à l’échafaud ! » ou bien encore : « Banquiers et boursiers, rira bien qui rira le dernier ! » Comme toujours dans la vie, les bonnes choses ont une fin et nous avons été reçus majors à l’agrégation d’histoire. On a aussi obtenu notre DEA et notre diplôme de Sciences-Po en étant merveilleusement bien assistés par le gentil doyen et le bienveillant directeur. Et ça, faut pas hésiter à le rappeler dans une époque où le chacun pour soi est devenu la règle.

Puis est arrivé le concours de l’ENA. Là, on a été malades d’inquiétude – la peur de l’échec, c’est terrible – mais on a été reçus les yeux fermés et les lendemains dans les poches. Mon Laurent, premier, et moi, second. Curieusement, à partir de ce jour, nous avons vécu dans un spleen permanent. Tous les mois, on recevait notre petit salaire d’étudiant à l’ENA en plus de notre argent de poche familial (20 000 francs par mois) mais c’était bizarre, nous vivions mal le fait d’être assistés. Ça nous chagrinait. Alors nous passions nos journées à nous droguer – surtout mon Laurent – à jouer aux jeux vidéo – surtout mon Laurent – et à regarder les films cochons – surtout mon Laurent – et le foot sur Canal + – surtout mon Laurent.

Voilà ce qui arrive quand deux chics garçons se sentent inutiles et perdus. Les jours, les semaines, les mois passaient, et plus le concours de sortie se rapprochait de nous. Nous vivions dans des angoisses vertigineuses. C’est puéril à avouer, mais mon Laurent avait une envie folle d’être major de notre promotion pour faire plaisir à son papa. Alors on a fait chauffer le chéquier de son papa et voilà comment mon Laurent est sorti major de notre promotion Durruti. Sur le coup, mon Laurent voulait baptiser notre promo « Bugatti », mais je suis parvenu à le convaincre du contraire.

Ensuite, on a joué un peu aux jeunes cons ambitieux dans des cabinets ministériels, mais très vite, nous avons dû quitter Paris pour l’ambassade de France au Caire, suite à une ténébreuse affaire. Là, on n’a pas hésité à assister sœur Emmanuelle en donnant des cours de français, mais on a été obligés de quitter l’Égypte après une autre sulfureuse affaire. À notre retour à Paris, mon Laurent a continué à naviguer entre ministères et ministres, et il a fini à son tour ministre. Faut dire qu’il a assisté à de sacrés coups tordus, mon Laurent.

C’est avec ces souvenirs en tête et ma mélancolie maladive que j’ai retrouvé mon Laurent dans un restaurant du Puy-en-Velay. À mon arrivée, on se serait cru dans un film de Claude Chabrol : il était déjà assis, entouré d’une demi-douzaine d’assistants habillés en croque-morts. Mais mon Laurent n’avait pas changé. Toujours aussi beau avec son sourire à faire dérailler un TGV. Je me suis installé face à lui et là il a ordonné à la jeune crétine assise à sa gauche d’aller chercher à la mairie une enveloppe qu’il avait oubliée dans son bureau. Il a commandé un petit saint-estèphe, de 1951, 2e cru classé à 595 euros la bouteille. À la fin du premier verre, la gorge nouée, il a commencé à évoquer notre cher passé. « Tu te souviens quand on a… », « Tu te rappelles la fois où… », « Qu’est-ce qu’il est devenu Pierre-Henri ? »
Après le foie gras, le gigot, le saint-estèphe et la tarte au citron, avec le café et la liqueur, mon Laurent a mis la main
droite sur son cœur :

« Je te le dis mon cher Joseph, faut remettre tous ces assistés au boulot !
Et vite ! Dare-dare et séance tenante !
Faut que ces bons à rien travaillent 16 heures par jour et 30 jours par mois
si notre beau pays veut s’en sortir !
Et vite avant que les Chinois n’arrivent ! Quand je pense à tous les sacrifices
que nous avons faits pour financer
nos études, avec quelle abnégation
nous avons sacrifié notre jeunesse
pour devenir utiles à notre Patrie… »
C’était beau comme l’antique,
alors j’ai porté un toast à l’avenir radieux de mon Laurent : « Pendez-le haut et court. » Et vite.

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