Gina est malade

Thierry Illouz  • 17 novembre 2011 abonné·es

C’est une sorte d’amie, comment dire les choses autrement, ou mieux ?… Une sorte d’amie, une femme ­croisée un été en Italie, l’amie d’un ami pour être exact, mais vous conviendrez que cette formule, précise pourtant, n’est pas satisfaisante, « l’amie d’un ami », cela ne dit pas ce qui m’a rapproché d’elle, ce que j’ai partagé avec elle.

Gina est une femme opulente dans la ­cinquantaine, une femme massive, une femme excentrique aux mèches blondes, aux bras chargés de bracelets fantaisie, au cou lesté de larges colliers, elle vit dans un ­village insignifiant des Apennins qui n’intéresse personne, aucun touriste, aucun historien de l’art, un village contre l’Italie, contre l’image de l’Italie. Gina se bat contre la dureté des choses, contre la dureté de l’écart entre l’Italie des riches et l’Italie des pauvres. Elle parle comme cela, Gina, de sa vie et du monde.

L’été où je l’ai rencontrée, je n’étais qu’un accompagnant, j’étais de passage dans ce village où mon ami avait passé des années ses vacances et s’était alors lié aux lieux et aux gens. J’observais ce monde, et j’observais Gina, prêtresse déchue au grand cœur qui recevait comme les pauvres, c’est-à-dire dans la générosité débordante, exagérée, éperdue.

Il y a des générosités éperdues, ce sont celles qui réchauffent plus que tout.
Elle m’a accueilli comme un visiteur d’importance, dans sa cuisine d’abord, une cuisine simple, sans fioritures, elle a fait un nombre incalculable d’allers et retours pour recouvrir la table de nourriture et de boissons, ­alcools, sodas, gâteaux, pop-corn, je me souviens qu’elle s’agitait comme pour des préparatifs de noces, et qu’un vieux chien tournait dans la pièce, comme s’il cherchait à comprendre le sens de ce mouvement.

Tout était doux, sucré, coloré, mais j’entendais bien les conversations inquiètes, cette question de l’argent, du prix des choses, de ce qu’on ne pouvait s’offrir, de l’Italie qui ne remontait pas le courant. Je sais que Gina vivait comme elle pouvait, avec des revenus plus que modestes, qu’elle rêvait d’avoir tout comme sa sœur une maison à elle, qu’elle avait fait tous les calculs, qu’elle avait même visité des petites bicoques dans le coin, mais qu’elle finissait toujours par renoncer devant le risque.

À un moment, j’ai dû attendre assis avec elle dans son jardin le retour de mon ami parti faire des courses au village. Ce qu’elle appelle son jardin, c’est une petite bande de terrain bétonnée, qui longe une frange de pelouse. Dans cette petite bande de béton, on a mis une table recouverte d’une toile cirée colorée et quatre chaises de jardin de mauvaise facture.

Gina était assise là, sur un fauteuil, et moi, je ne sais pas comment je suis resté ce jour-là auprès de cette femme silencieuse, écrasée de timidité et qui me bouleversait.

J’ai fini par rompre le silence comme j’ai pu, quelques mots sur sa maison, sur son jardin, sur ses petits chats, dans mon italien laborieux, auquel elle répondait sans oser me regarder.

Le temps allait passer, j’allais quitter cet endroit, j’allais bientôt prendre congé, mais je savais que cette image de Gina assise à sa table de jardin resterait.

Au retour de mon ami, nous n’avions pas bougé, ni elle ni moi, d’un millimètre, nous étions comme suspendus au-dessus du vide.
Et puis nous sommes repartis, nous avons refermé la petite porte grillagée du jardin de Gina, nous l’avons laissée à sa table assise comme ces personnages de films japonais qui demeurent immobiles dans le silence, encadrés dans un décor rigoureux, en proie à des émotions ravageuses mais invisibles sur leur visage.

Nous étions loin du Japon, nous étions même dans le pays opposé, si cela se peut, un pays opposé, un pays où les sentiments seraient distincts, contraires, inconciliables, un pays où tout se vivrait différemment, nous étions aux antipodes du Japon dans tous les sens, et pourtant cette image du personnage pétrifié s’imposait, comme une image universelle, la même, un Japon comme tous les pays, un Japon aussi.

Même si je ne l’ai jamais revue, je n’ai jamais oublié cette femme, sa timidité et sa chaleur non plus, mais hier j’ai appris que Gina est malade, qu’elle est à l’hôpital, que sa maladie inspire des craintes terribles à ceux qui lui sont proches.

J’ai appris que l’Italie est malade, que le monde est malade, et moi je n’y peux rien, c’est plus fort que moi, c’est pour Gina que je tremble.

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