Doit-on légiférer sur l’histoire ?

Le Sénat doit se prononcer sur une loi réprimant la négation du génocide arménien. Philippe Kaltenbach estime que cette loi vise à défendre nos valeurs humanistes. Pour Gilles Manceron, c’est une intrusion dans le travail des historiens.

Politis.fr  • 12 janvier 2012 abonné·es

La proposition de loi votée le 22 décembre à main levée par la majorité d’une cinquantaine de membres présents de l’Assemblée nationale voudrait pénaliser la négation ou la « minimisation » des génocides « reconnus par la loi ». Était visée la question du génocide arménien de 1915, comme l’indiquaient les déclarations de Nicolas Sarkozy lors de sa visite en Arménie début octobre, mais l’absence de référence explicite dans le texte adopté et son extension à tous les génocides « reconnus par la loi » laisse planer la menace de poursuites du seul fait de nouvelles lois qualifiant de génocides d’autres massacres commis dans le passé en tel ou tel endroit de la planète.

C’est confier à la loi la qualification et l’analyse des événements, qui sont le travail même de la discipline historique. Or, autant la représentation nationale peut, lorsqu’il s’agit de faits graves auxquels notre nation et notre État ont été mêlés et dont des traces sont encore visibles aujourd’hui, prendre acte officiellement de ce qui fait consensus dans la recherche historique, comme elle l’a fait avec les deux lois votées en 2001 : celle reconnaissant l’esclavage comme crime contre l’humanité, et celle reconnaissant le génocide des Arméniens dans l’empire ottoman – bien qu’ici le rattachement de cet événement à l’histoire française apparaisse comme moins évident –, autant il ne revient pas à la loi de chercher à orienter le contenu de l’enseignement de l’histoire, comme voulait le faire la loi de 2005 sur la colonisation positive, ni de régenter par des sanctions pénales les propos, même faux, tenus sur le passé.

Illustration - Doit-on légiférer sur l’histoire ?

D’où les objections formulées au moment de l’adoption de la loi Gayssot par de nombreux historiens craignant qu’elle ne débouche sur une histoire officielle. Mais, depuis 1990, elle n’a jamais fait obstacle à la liberté de la recherche, elle ne permet de condamner aucun historien s’il s’est livré de bonne foi à une recherche utilisant les instruments scientifiques disponibles. Et, surtout, elle répondait à la ­nécessité de réagir dans la société française à une forme déguisée de discours raciste, avatar d’un antisémitisme profondément enraciné dans notre histoire.

Mais l’atteinte limitée et justifiée à la liberté d’expression – et non à celle de la recherche historique – qu’opère la loi Gayssot ne saurait s’étendre à l’infini. Alors qu’une récente mission d’information de l’Assemblée nationale sur les questions mémorielles avait opportunément écarté la remise en cause de cette loi et des deux lois de 2001, mais affirmé que « le rôle du Parlement n’est pas d’adopter des lois qualifiant ou portant une appréciation sur des faits historiques » , voici qu’en raison de préoccupations idéologiques et électoralistes est venue cette initiative. Une initiative inopportune qui est totalement contre-productive par rapport à l’avancée nécessaire de la reconnaissance des faits par l’État turc. 


Illustration - Doit-on légiférer sur l’histoire ?

En voulant sanctionner la contestation de l’existence du génocide arménien, le Parlement ne cherche pas à écrire l’histoire. La loi reconnaissant officiellement l’existence du génocide de 1915 a en effet déjà été adoptée en 2001. Le texte qui sera soumis au vote des sénateurs à la fin du mois vise uniquement à protéger des citoyens d’une violente propagande négationniste qui nie leur droit à la mémoire. Lorsqu’il s’agit de sanctionner la violation d’une loi, le Parlement est parfaitement dans son rôle. Plus d’une cinquantaine d’atteintes graves ont été répertoriées ces dix dernières années. Le législateur ne doit pas tolérer que l’on puisse, sur le territoire de la République, impunément nier l’existence d’un crime contre l’humanité.

Dans les années 1990, devant la multiplication des actes négationnistes envers la communauté juive et la poussée d’une extrême droite toujours plus virulente, les ­parlementaires avaient déjà pris, à travers la loi Gayssot, des dispositions similaires pour protéger la mémoire des victimes de la Shoah. En intervenant une nouvelle fois, nous ne ferons que réaffirmer notre attachement aux valeurs d’humanisme de la France.

À ceux qui se demandent si la pénalisation risque de limiter le débat public et la recherche historique, il faut répondre que la loi Gayssot n’a pas eu de conséquences sur les recherches menées sur la Shoah. Le champ d’investigation des historiens a, au contraire, été libéré des faussaires. Notre objectif n’est pas d’entraver leur travail. Plus aucun historien crédible ne met d’ailleurs aujourd’hui en doute la réalité et l’ampleur des massacres de 1915. Ce que le législateur veut sanctionner, c’est la négation qui représente une incitation à la haine et qui vient troubler l’ordre public.

Au XXe siècle, des États ont élaboré méthodiquement l’assassinat de millions de personnes, en raison de leur simple appartenance à un peuple. Les générations futures doivent avoir conscience du caractère essentiel des principes humanistes que ces bourreaux ont foulés aux pieds. En votant cette loi, nous renouvellerons notre engagement à toujours défendre les valeurs de paix et de tolérance qui constituent notre bien commun.
Nous n’entendons aucunement faire ingérence dans les affaires de la Turquie. Notre action vise à protéger les citoyens vivant sur le sol de la République française et à garantir leurs droits. En votant ce texte, nous montrerons aussi aux intellectuels turcs et arméniens engagés en faveur du combat pour la préservation et la promotion des droits de l’homme que la France est à leurs côtés. Souvenons-nous qu’ils paient parfois ce courage de leur vie, tel Hrant Dink, assassiné en 2007.

Les crimes perpétrés à partir de 1915 envers la population arménienne ne sont pas uniquement l’affaire de l’Arménie et de la Turquie. Ils sont celle de la communauté des hommes. La négation d’un crime contre l’humanité n’aura jamais sa place au sein de notre République. Je considère en outre que la France, comme toute nation, doit assumer pleinement son histoire et notamment le douloureux volet des guerres de décolonisation.

Clivages
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