L’évasion de Martin

Alain Cangina  • 26 janvier 2012 abonné·es

La vie de Martin allait cahin-caha, jusqu’au jour terrible où, à l’aube, une troupe de soldats casqués avait surgi en défonçant sa porte pour le saisir et le jeter dans un cul-de-basse-fosse. Il avait vaguement compris qu’il était accusé de larcin, de bagarre ou de menace. Il ne savait plus très bien ce qu’il avait répondu au flot de questions hurlées sous les coups. Le choc, la violence, l’impuissance avaient paralysé sa compréhension, sa mémoire et sa capacité de parole, anéanti qu’il était par ce séisme. Ils l’avaient transformé en objet d’aveux.

Depuis trois mois, il tournait en rond entre quatre murs, s’usant les poings sur la porte verrouillée. Il brisait sa voix dans l’espace vide de sa cellule et vidait ses yeux de tout élément liquide. Il était impossible de se faire entendre. Réduit à rien, il ne se confrontait qu’aux rires gras de mépris des geôliers analphabètes, à leurs quolibets faciles et graveleux.

Cette inexistence isolée, coupée du monde, écrasait sa poitrine et faisait battre ses tempes d’une révolte sourde. Jour après jour, la mort s’était parée de ses habits séduisants dans ce vent de tempête qui sifflait sous le bas des portes, grondait dans les avant-toits, vociférait dans les chambranles des fenêtres grillagées. La rage l’épuisait, lui mangeait le foie et les reins. Oui, quitter ce monde de souffrance, abolir la douleur, cette obsession grandissante l’aspirait dans l’espoir d’une délivrance qui prenait des couleurs de paradis.

Mais la haine le maintenait en vie, il s’en délectait comme d’un nectar ressuscitant. Cet ultime réflexe le laissait accroché, crispé et déchiré au bord de l’abîme. Dans cette tétanie, il était tombé sur un vieux journal abandonné où il avait lu, par hasard, un aphorisme d’un saint des temps lointains :
« Si tu veux découvrir la vie dans sa plaisante nudité, oublie ce que le monde estime inoubliable et demeure attentif à ce qu’il croit léger, tu m’en diras des nouvelles. » L’ange ironique lui tendait la main sans qu’il le sache.

Cette phrase prit l’aspect d’un baume et, doucement, sa chaleur lui réchauffa les os. Il se mit à regarder le ciel à travers les barreaux de sa lucarne, à guetter les nuages pour y deviner les formes qu’il interprétait. Puis il se hissa à sa hauteur pour admirer le vol des oiseaux, respirer l’odeur de l’air et écouter les histoires du vent.

Il inventa des histoires de message, de dialogue avec les fées, des traductions d’arc-en-ciel. Il trouva en lui ce silence prolixe et riche de l’humilité. Et l’ange riait de voir le réel l’envahir, car rien n’est plus vrai que ce que l’on crée. Martin dialoguait à présent avec les djinns, rencontrait l’invisible et découvrait la simplicité des secrets de la vie.

Le brouhaha des robots en uniforme, des zombies avalés par les substances médicamenteuses ou arboricoles devenait une vague rumeur lointaine. Il pouvait l’entendre s’il le décidait, car il ne cultivait pas l’indifférence, mais revenait à la vie dès qu’il le désirait. La méditation joyeuse était un bain de jouvence. Il y plongeait sans difficulté tant il s’y était entraîné. La persévérance lui offrait son cadeau.

Un jour, une sorte de lévitation le surprit. Son corps, calme et détendu, était assis et son esprit le surplombait. Il voyait son visage serein sans le troubler. Une légèreté était là, dans son âme, et lui ouvrait une dimension inconnue. Il ne s’était jamais senti aussi libre.

Rien n’est pire que la prison intérieure. C’est elle qui renforce davantage l’ignominie de l’enfermement, aide aux viols des juges et des gardiens. C’est elle qui censure les possibles combats contre les arbitraires, pulvérise les solidarités et fait accepter la soumission.

Passés les premiers émois, il s’amusait à explorer sa cellule dans son entièreté. Il n’avait plus besoin de grimper sur son tabouret pour embrasser le vent et la lumière à sa fenêtre. Il était à la fois bien ancré sur la terre, lourd de son poids, et aérien comme une odeur délicieuse, une volute enivrante.

Un jour, il se demanda s’il pouvait passer entre les barreaux. À son immense ravissement, il se glissa entre les barres de fer sans difficulté et se mit à planer au-dessus de la prison. Pour la première fois, il vit son ange rempli de luminosité éclatante, perché souriant sur la pointe du mirador. En pensée, ils se saluèrent. Une onde d’amour traversa Martin, si douce qu’elle le troubla immensément et il faillit s’accrocher aux fils anti-hélicoptères qui quadrillaient le ciel de la prison.

Se rapprochant, il le retrouva sur ce toit à quatre pentes. Il sut alors que cet être magique n’était autre que le saint qui lui avait adressé le message dans le vieux journal abandonné.

La blancheur incarnée dit à Martin : « Alors, tu viens me donner des nouvelles ? »

Et vous, bagnards de votre existence, avez-vous des nouvelles à donner à votre ange ?

Digression
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