Les drôles de comptes de la Cour des comptes

Caroline Mecary  et  Jean Moquets  • 16 février 2012 abonné·es

Comme chaque année, la Cour des comptes vient de rendre public son rapport annuel. À trois mois d’échéances électorales décisives, en plein débat sur la situation de la Grèce et l’avenir de l’euro, le chapitre consacré aux finances publiques retient évidemment tout particulièrement l’attention.
Que dit la Cour ? D’abord que la dette continue d’augmenter et représente désormais 85 % du PIB, soit près de 1 700 milliards d’euros, et que le déficit public sera proche de la prévision du gouvernement, soit 5,7 %, « plus élevé que la moyenne des pays européens » . Cela, bien sûr, on s’en doutait. Mais la perspective assurée – si les prévisions gouvernementales devaient ne pas se réaliser – qu’à brève échéance la dette atteindra la barre symbolique des 100 % du PIB et que sa charge (45 milliards d’euros en 2011), qui est déjà le second poste budgétaire de l’État, en deviendra rapidement le premier, devant l’Éducation nationale, voilà une information nouvelle. Or, justement, ces prévisions de croissance sont, à juste titre, excessivement optimistes aux yeux de la Cour, car « reposant sur un cumul d’hypothèses favorables » .
Conclusion : il faut réduire la dette au plus vite. Reste à savoir comment… C’est là que les choses se gâtent !

« La Cour des comptes préconise une véritable cure d’austérité » . Comme le Monde, tous les commentateurs l’ont relevé : il s’agit bien d’une véritable purge. Il faudrait ainsi « accentuer sans tarder le ralentissement des dépenses » et en venir à une baisse des dépenses publiques – toutes, et pas seulement celles de l’État – jusqu’en… 2015 ! Concrètement ? Étendre la RGPP à d’autres que l’État (collectivités territoriales, Sécu, hôpitaux publics) et prolonger le non-remplacement d’un départ sur deux comme le gel du point de la Fonction publique au-delà de 2012. Quant aux prestations sociales, retraites en tête, il leur faut une désindexation ( « temporaire »  !). Il faut, de plus, « les cibler mieux en accentuant la place de la redistribution verticale » . C’est rien de moins que la fin de l’universalité des prestations et la généralisation de leur mise sous ­conditions de ressources… C’est le principe même de la solidarité qu’ainsi on assassine !

Il faut ici dire une nouvelle fois combien, outre sa profonde injustice, cette politique serait d’une totale inefficacité. Paradoxalement, la Cour se charge elle-même de fournir la contre-argumentation. La réduction des déficits a un effet dépressif très marqué ( « -0,5 à -1,3 point de croissance pour une réduction d’un point de PIB des déficits » ) ; de plus, « cet effet est de 25 à 50 % plus élevé lorsque les pays membres réduisent ensemble leur déficit… » .

L’exemple de la Suède, « qui a connu une forte reprise de l’activité après un effort important de consolidation budgétaire » , est d’ailleurs aimablement fourni pour rappeler que ce redressement a « en partie résulté de la croissance des autres pays » . Bref, il faudrait que nos partenaires mènent des politiques expansionnistes pendant que nous nous serrerions la ceinture ! Cela, alors même que, comme le dit un récent rapport de l’Organisation internationale du travail, la crise de la zone euro est largement le résultat de la politique déflationniste menée par l’Allemagne !

Tant qu’à vouloir rétablir l’équilibre des finances, plutôt que d’être obnubilée par la réduction des dépenses, la Cour aurait pu d’abord se préoccuper de la formidable ­amputation de recettes que représente le désarmement fiscal. Elle l’a d’ailleurs chiffrée, mais dans d’autres travaux [^2]. Entre les niches fiscales reconnues (75 milliards d’euros) et celles masquées car « déclassées » (76 milliards d’euros), les niches sociales (66  milliards d’euros) et la fraude fiscale (entre 29 et 40 milliards d’euros), cette amputation est de l’ordre de 250  milliards d’euros, au moins. Il y a là de la marge ! La Cour, quant à elle, se borne à en proposer une réduction de 10  milliards d’euros…

Il reste, enfin, que la dette n’est en elle-même l’objet d’aucun examen, au-delà de l’indication que son augmentation est supérieure à 20 points de PIB depuis fin 2007. Pourtant, avec un désarmement fiscal de l’ampleur que l’on vient d’évoquer et un coût des dépenses fiscales qui a « augmenté de plus de 60 % entre  2004 et  2010 » , ceci doit bien avoir un rapport avec cela ! Bref, les conséquences du désarmement fiscal sur le creusement de la dette ne sont aucunement évoquées ou chiffrées, ni, a fortiori, mises en cause. Ce n’est assurément pas de la « rue Cambon » que viendra une mise en doute de la légitimité de notre endettement !

Purger, saigner… Ce sont là de vieilles recettes. Avant d’être, aujourd’hui, celles du néolibéralisme, elles étaient, hier, celles des médecins de Molière. En les reprenant plutôt que de s’en tenir à ce qui est de sa mission – établir les faits –, la Cour s’est aventurée sur un terrain qui n’est en rien le sien : celui des choix. Ils relèvent du politique et des citoyens ; nul n’est en droit de les en déposséder.

[^2]: Ceux du Conseil des prélèvements obligatoires.

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