L’Algérie attend toujours son printemps

Tarik Ghezali  • 17 mai 2012 abonné·es

Les législatives algériennes du 10 mai donnent l’impression de tourner en rond : abstention élevée, majorité absolue des partis du pouvoir (FLN, RND), « Alliance verte » islamiste distanciée mais en embuscade, émiettement des autres sièges, doutes importants sur la probité du scrutin[^2]. Mais, truquées ou pas, ces élections sont de toute façon à relativiser, au vu de la faible influence du Parlement algérien, la réalité du pouvoir se jouant ailleurs.

Le scrutin décisif de l’Algérie post-printemps arabe sera ainsi davantage celui de la présidentielle de 2014, moment de vérité dans un pays marqué par le mythe de l’homme fort et où le président de la République concentre l’essentiel des pouvoirs, pour le pire – le statu quo – ou pour le meilleur – le vrai changement.

Vrai changement qui tarde à arriver alors que tous les ingrédients sont là : les réformes à mener sont connues ; les cadres compétents pour les mettre en œuvre existent ; le potentiel de développement du pays est très important ; les marges de manœuvre financières sont considérables. Mais la mayonnaise du changement ne prend pas (encore), elle ne se cristallise pas dans un mouvement majoritaire et un leadership populaire.

Pourquoi ? Beaucoup de raisons bien sûr. Mais l’une d’elles mérite plus d’attention : la volonté de changement du peuple algérien combine en fait deux attentes différentes que les forces politiques en présence peinent à concilier, privilégiant souvent l’une au détriment de l’autre, en vain.

D’une part, un désir évident de démocratie et de justice, pour en finir avec les dérives d’un pouvoir oligarchique et déconnecté des citoyens. Pas besoin de détailler ici la soif d’État de droit, d’un meilleur partage des richesses, d’un renouvellement des élites ou encore d’une égalité réelle hommes-femmes.

D’autre part, un souhait tout aussi fort d’unité et de dépassement des clivages classiques (Arabes/Berbères, ruraux/urbains, traditionalistes/modernes…), de respect de l’histoire de l’Algérie, de l’héritage de sa révolution, de sa part d’identité musulmane. Bref, d’apaisement et de rassemblement. Plus que tout autre pays de la région, l’Algérie connaît en effet le prix de la rupture et de la violence – 200 000 morts de la décennie noire (années 1990), qui a vu un printemps démocratique dégénérer en hiver terroriste. Les Algériens ne replongeront pas de sitôt dans la spirale incontrôlable de l’instabilité et de la haine.

Mais si l’Algérie ne peut continuer comme avant, elle ne veut pas pour autant faire table rase de l’existant : comment alors changer l’Algérie sans la casser ? Mohamed Boudiaf, président assassiné en juin 1992, quelques mois seulement après son accession au pouvoir, est le seul qui avait su répondre à cette double aspiration et réveiller alors l’espoir du peuple. Sa vision reste d’actualité : « Notre pays a besoin d’un changement radical […] qui devra toucher tous les aspects de notre vie économique, culturelle et sociale. […] Balloté depuis trente ans entre le socialisme et le capitalisme, entre l’Occident et l’Orient, entre l’Est et l’Ouest, entre l’Arabe et le Berbère, entre la tradition et la modernité, entre le retour aux sources et les valeurs universelles, notre peuple ne sait plus à quel saint se vouer. […] Il faut que l’Algérie cesse d’imiter. Il nous faut rompre avec tout complexe et être nous-mêmes. Nous devons être fiers de notre passé, de notre histoire. L’Algérie doit s’enrichir de sa diversité […]. L’unité nationale est un bien précieux[^3]. »

Les forces de changement qui font aujourd’hui bouger l’Algérie viennent d’abord de sa société civile : syndicats autonomes, dans l’éducation, la santé ou l’administration, moteurs de nombreuses révoltes sociales ; entrepreneurs engagés en faveur d’une économie moins dépendante des hydrocarbures et créant plus de richesses durables ; nouvelles générations mobilisées sur les réseaux sociaux et dans un renouveau de la création culturelle (littérature, films…) ; diaspora qualifiée soucieuse de l’avenir de son pays d’origine, etc.

Ces forces forment pour le moment les pièces dispersées du puzzle du changement. Reste à les mettre en cohérence, à travers un mouvement politique crédible et incarné, capable d’entraîner une majorité du pays dans une nouvelle direction, combinant la double exigence décrite ci-dessus. Il reste deux ans pour y parvenir, en innovant sur le fond et sur la forme. D’aucuns diront que deux ans c’est peu. Mais quand le pire est déjà là, que perd-on à espérer le meilleur ?

[^2]: Le scrutin a surtout été marqué par un fort taux d’abstention (57,1 %). Le FLN obtient 47,62 % (220 sièges), son allié du Rassemblement national démocratique (RND) 14,72 % (68 sièges), l’Alliance Algérie verte (islamiste) 10,39 % (48), le Front des forces socialistes (FFS), 4,55 % (21), et le Parti des travailleurs (PT) 4,33 % (20).

[^3]: Extrait du discours du 22 avril 1992, cent jours après son accession au pouvoir, soixante-sept jours avant de se faire tuer.

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