La rentrée des cloches

Alain Ade  • 13 septembre 2012 abonné·es

Si d’emblée ce titre vous intrigue, vous agace ou vous amuse – ce pour quoi il est fait, ne soyons pas hypocrites –, sachez qu’il n’exprime pas un jugement hâtif à propos des élèves et de leurs professeurs (en dépit du fait qu’un certain nombre d’entre eux devraient cesser de penser à l’empreinte du string de Vanessa sur le bord de la piscine du camping) mais qu’il fait référence à l’un de ces micro-événements dont la portée échappera toujours à la sagacité d’un Bernard Guetta, commentateur d’actualités, quand ce n’est pas à celle d’un David Guetta, faiseur d’actualité (à un point tel que, pour la nourrir, cette actualité, le célèbre diji vient de réépouser sa femme. Je suis d’ailleurs comme vous, j’ignore comment il a réussi à lui passer l’anneau à l’annulaire sans le faire choir, agité comme ils sont tous les deux des soubresauts permanents typiques d’Ibiza). Non, c’est beaucoup plus grave. Figurez-vous que le collège, celui qui se trouve juste en bas de chez moi, a profité de la trêve estivale pour changer de sonnerie !

Je ne doute pas, à ce stade, que les bras vous en tombent, comme l’on dit aux jeux paralympiques. Mais, avant de résilier votre abonnement ou d’envoyer des lettres d’insultes au rédacteur en chef, laissez-moi me justifier. Je ne dénie pas au proviseur le droit de changer la sonnerie de son établissement comme bon lui semble, l’enseignement est un sacerdoce qui justifie quelques loisirs récréatifs, non, ce que je lui reproche, c’est d’avoir sciemment choisi, à la place de l’insipide, monotone et mononote sonnerie précédente – tellement insipide qu’elle avait réussi à se fondre dans le paysage sonore du XIXe arrondissement – une stridente et ostentatoire mélodie de cloches ! Enfin, mélodie… j’ose à peine utiliser ce substantif flatteur. Il s’agit plutôt d’une suite vrillée de trois ou quatre croches et rondes criardes, obèses, métalliques, la dernière s’étirant en un interminable beuglement répétitif, plus missile sol-sol que berceuse do-do. Des notes qui en font des tonnes. Bien que mon ignorance crasse du solfège et ma propension à l’harmonie en musique m’empêchent de les identifier, je suis quasiment certain qu’elles ne figurent dans aucune des gammes, chromatiques ou non, utilisées sur la planète Terre. Peut-être ont-elles été rachetées à la Nasa après qu’on les a trouvées fin août au fond d’une armoire oubliée appartenant à Neil Armstrong. J’en suis presque à me demander si ce n’est pas Alain Carillon le véritable ministre de l’Éducation nationale.

Chaque fois qu’elles surviennent, déchirant l’espace de leur plainte lugubre et péremptoire, c’est-à-dire à chaque début et fin de journée, à chaque début et fin de récréation, à chaque début et fin de cantine, à chaque début et fin de visite du maréchal… pardon, du caporal Peillon, je réfrène l’envie de plonger sous mon bureau, sinon de dévaler l’escalier quatre à quatre jusqu’à la cave, saisi que je suis par la peur de voir apparaître dans le ciel paisible de mon Est parisien une escadrille de chasseurs ennemis. Car, et c’est le moins qu’on puisse ouïr, il ne s’agit vraiment pas d’un résonnement provenant de la fusion entre un marteau délicat et une ténébreuse coque de fonte, comme savent en obtenir les fondeurs de Villedieu-les-Poêles, par exemple – les fameux rois du Bourdon –, mais d’une vulgaire stridence née de la rencontre virtuelle entre une carte-mère et un haut-parleur de père. Une bâtardise numérique. Une bêtise du genre : « Tu seras un Ohm, mon fil ! » Je sais que le goût en matière de musique est une donnée subjective, acquise, culturelle, je défie cependant quiconque de trouver la moindre grâce à ce jingle assourdissant, qui bêle plus qu’il n’emballe et fout les boules plus qu’il n’ébroue les foules. Il est une autre question que je me pose : que vient donc faire dans un collège de l’enseignement public, temple de la neutralité républicaine, une mélodie que l’on imagine plus volontiers s’évadant du clocher d’une église, même si c’est pour se fuir elle-même ? Pour les avoir entendues battre leur rappel toute ma sainte enfance, je connais un peu le son des cloches chrétiennes, aussi y a-t-il peu de risques que je les confonde avec leurs cousines des beffrois communaux. La perspective que la frontière entre clocher et beffroi devienne poreuse me remplit d’effroi. Il y a vraiment quelque chose qui cloche.

Il eût été pourtant facile de choisir moins braillard et moins glaçant dans l’inépuisable catalogue des sonneries virtuelles. Vous et moi sommes sommés chaque jour, sur nos portables, dans nos magazines, via nos écrans, de changer nos Quatre Saisons en ronflements de Porsche Cayenne, nos riffs de Bon Jovi en arpèges de Jeux interdits, nos génériques de l’ORTF en chants de gentilles baleines, etc. Il existe des milliards de propositions, tous les sons humains, animaliers, sous-marins, ont été enregistrés. La nature est une vaste sonothèque, l’activité humaine itou, probablement plus pléthorique encore. Alors pourquoi ces cloches, assommantes au sens propre ?

Je n’ai pas la réponse. Je n’ai que mes oreilles pour trembler. Mais s’il s’agit de mettre du religieux dans le profane des écoles, alors, collège pour collège, pensons au silence de cathédrale que devait provoquer l’arrivée de Georges Duby à son cours au Collège de France ou aux murmures de béatitude que pouvait générer Pierre Bourdieu à la sortie du sien. Ces profs-là et leurs élèves, on ne les prenait pas pour des pantins, on savait ménager leurs tympans.

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