Pas de carte d’électeur, pas de chocolat !

Alain Brossat  • 18 octobre 2012 abonné·es

La condition de retraité présente toutes sortes d’avantages : les fêtes de fin d’année approchant, je reçois une aimable invitation adressée par la mairie du Pré-Saint-Gervais, petite commune de Seine-Saint-Denis où je vis depuis bientôt deux décennies. J’y apprends que, venant de franchir le cap des 65 ans, et donc de basculer dans la catégorie des seniors, je suis invité par l’équipe municipale à participer à un banquet de fin d’année et à faire valoir mes droits au colis de Noël. Si je ne suis pas en état de me déplacer, précise la rédactrice de la lettre avec tact, le paquet me sera porté à domicile. N’ayant pas encore entièrement endossé le statut de « personne âgée », je décline poliment la double invitation, assortissant ma réponse d’une question : sur la base de quel fichier ce courrier collectif m’est-il adressé ? Pas de réponse. Après quelque temps, je reviens à la charge auprès du maire et de l’adjointe en charge des personnes âgées, et je reçois enfin une réponse de la directrice adjointe du cabinet du maire. Laquelle m’écrit, en substance, que c’est sur la base du fichier électoral que ces gratifications sont proposées, que cette utilisation « à des fins d’information et de communication externe » est légale, mais, qu’en effet, pour être tout à fait en règle, « nous aurions dû mentionner l’identité de la personne responsable du traitement du fichier, les finalités poursuivies par le traitement, votre droit d’opposition, d’accès et de rectification ainsi que les modalités d’exercice de ces droits ». Et de m’assurer que « nous allons désormais mentionner ces informations dans les courriers émanant de ce type de fichier et rappeler systématiquement à l’usager qu’il dispose de ce droit à être désinscrit du fichier ».

Voilà ce qu’on appelle se tirer une balle dans le pied ! Pensant avoir affaire à un grincheux obsédé par la confidentialité des données concernant son état civil ou autre, elle lâche candidement le morceau. C’est bien à partir des listes électorales que sont proposées ces libéralités, soit sur la base et selon le principe d’une préférence nationale renforcée   : en sont exclus les étrangers résidant sur la commune et les nationaux ayant négligé de s’inscrire sur les listes électorales. Ce sont donc là, explicitement, des présents destinés à récompenser le zèle des « vrais citoyens », des « bons électeurs », avec en ligne de mire les élections municipales à venir. Or, ceux qui sont privés de ces offrandes paient leurs impôts, notamment locaux, comme les autres. Des impôts avec lesquels, précisément, sont financées ces opérations de séduction du troisième âge supposé autochtone. L’adjointe au maire m’ayant assuré dans son courrier qu’elle demeurait « à ma disposition », je lui fais part de mes observations sur le fond. Silence assourdissant. Une forme d’aveu et de confirmation   ?

Quelques remarques additionnelles me viennent à propos de cette infime chicane dans le Clochemerle gervaisien. C’est souvent au ras du sol de la micropolitique que se dévoilent des pans entiers de la réalité des affaires publiques. Ici, une pratique d’habitude, et de commodité, de la préférence nationale par une municipalité socialiste dans laquelle sont représentés tous les courants de la gauche parlementaire (et même un peu au-delà). Pourtant, dès que l’extrême droite fait de cette préférence nationale un cheval de bataille, ce sont toutes les ligues de vertu de la gauche institutionnelle qui s’indignent et crient à la xénophobie. À l’évidence, plus on se déplace vers ce terreau du clientélisme local, et plus les supposés contrastes des diverses couleurs politiques s’estompent et se diluent. Ici, c’est bien une mairie de gauche qui reproduit sournoisement la fracture entre bons et mauvais citoyens, autochtones choyés et étrangers mis à part. Et, selon toute probabilité, le Pré-Saint-Gervais ne fait pas exception : dans combien de municipalités de gauche, en France, ce type d’usage, discrètement mais distinctement discriminatoire, est-il en vigueur ? Mon fils, élu communiste du XVIIIe arrondissement et conseiller de Paris, me dit qu’il se peut que, dans certains cas, les listes électorales soient complétées par les fichiers de l’aide sociale. Cela ne change rien au fait que le principe d’équité demeure violé : on peut être étranger (ou français non inscrit sur les listes électorales), âgé de plus de 65 ans et non bénéficiaire des aides sociales. Mais alors comment faire ? Le recours aux fichiers existants est-il la moins mauvaise des solutions, partant de l’idée que ces gratifications offertes aux seniors sont bien intentionnées (quand bien même elles ne seraient pas tout à fait désintéressées) ? La réponse est définitivement non. Il existe une solution très simple et qui ne lèse personne : publier l’invitation dans le bulletin municipal (le bien nommé Pré-voir ) et l’afficher sur les panneaux de la ville.

Enfin, je ne crois pas un instant que les responsables de ces opérations soient si distraits qu’ils n’aient pas songé à cette évidente (et équitable) solution. Non, s’ils opèrent via « le tri sélectif » des listes électorales, c’est à dessein. Ils n’ont pas envie, par exemple, que les anciens combattants de la guerre d’Algérie, pour la majorité friands de ce type de banquet, se voient dans l’obligation de côtoyer ces vieux ouvriers maghrébins blanchis sous le harnais de Renault et Citroën ; ils n’ont pas envie non plus que ces agapes tournent au banquet bariolé et multiculturel, au grand dam de ces vieux autochtones qui cultivent l’entre-soi. Enfin, ils n’ont pas envie d’offrir leurs chocolats et leurs friandises à n’importe qui. Cerise sur le gâteau : dans le civil, M. le maire du Pré St-Gervais est chocolatier. Ses chocolats sont par ailleurs d’excellente qualité.

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