Et la démocratie locale, monsieur Jospin ?

Yannis Youlountas  • 15 novembre 2012 abonné·es

La commission Jospin vient de rendre son Rapport pour la rénovation et la déontologie de la vie publique, mais pas un mot sur un problème de démocratie locale qui génère tensions et questions depuis quelques semaines. Est-il concevable d’appeler au « renouveau démocratique » et à la « lutte contre les conflits d’intérêts » sans évoquer l’affaiblissement des contre-pouvoirs à l’échelle des communes ? En effet, de plus en plus de maires se permettent d’interdire purement et simplement toute distribution de tracts, de journaux militants ou de pétitions sur « leur » marché. Cet abus de pouvoir, qui bafoue l’idée même de démocratie locale, aurait dû être en bonne place dans ce rapport. Car il y a urgence et, pour le moins, matière à débat. Pendant que le premier magistrat d’une commune fait la promotion de son action politique, défend aisément ses opinions dans son magazine municipal sur papier glacé et dans les principaux événements qu’il soutient et inaugure, l’opposition politique, syndicale et associative devrait désormais se réduire à son petit encadré au fond dudit magazine. Plus question que les citoyens échangent des opinions écrites au cœur de l’espace public durant ledit marché, son principal moment d’animation, libéré des gaz d’échappement et des va-et-vient automobiles. Cette animation doit devenir exclusivement commerciale, et ses participants des consommateurs et rien d’autre.

Comment en sommes-nous arrivés là ? Au début de l’année, un arrêté du maire UMP de Saint-Cyr-l’École a été suspendu par le tribunal administratif de Versailles [^2] à la suite de l’initiative de militants du Front de gauche. Idem à Colmar [^3] et dans d’autres villes de France, où les distributeurs de tracts étaient bien décidés à ne pas se laisser faire. Mais voilà, nous sommes alors sous l’ère Sarkozy, et le maire de Saint-Cyr choisit, avec bon espoir, de porter l’affaire devant le Conseil d’État. Il gagne le 17 avril [^4], en limitant son arrêté au marché couvert. La bataille s’arrête là. Pourquoi ? Parce que les militants de Saint-Cyr n’ont jamais trouvé utile ni opportun de distribuer sous le marché couvert, très étroit, et ont pleinement retrouvé le droit de tracter sur le reste du marché, comme à l’habitude. Mais, par-delà ce statu quo local, un problème national est dès lors posé par cette ordonnance du Conseil d’État : est-il démocratiquement acceptable qu’un maire limite, de quelque façon que ce soit, la possibilité d’échanger des opinions écrites sur la voie publique ? À la différence d’un supermarché, il s’agit là d’un espace censé appartenir à l’ensemble des citoyens. S’il est nécessaire d’organiser rationnellement les événements qui s’y déroulent, le simple fait de transmettre gratuitement un papier manuscrit ou imprimé à autrui ne devrait en rien regarder le maire. À condition que les précautions d’usage soient prises : ne pas diffamer, ne pas troubler « l’ordre public », mentionner la provenance, sans oublier la recommandation de ne pas jeter le papier sur la voie publique. Dans le cas d’autres maires, comme celui de Revel [^5] en Haute-Garonne, c’est justement le trouble à l’ordre public qui est invoqué. Même si le contenu des tracts n’est en rien passible de poursuites en diffamation, il est, d’après eux, une gêne inacceptable dans la quiétude des promeneurs du marché. Tant au niveau du contenu des écrits que dans l’acte de les distribuer, dérangeant la parfaite organisation de l’événement hebdomadaire strictement commercial à leurs yeux.

Parler régulièrement de quiétude à ce sujet n’est pas chose anodine. Le contraire étant l’inquiétude – politique ou sociale –, on remarque que ces maires sont souvent ceux qui expulsent également les mendiants hors des centres-villes et parfois même les jeunes musiciens « pas comme il faut », sous prétexte qu’ils n’ont pas fait de demande écrite d’autorisation de chanter une semaine à l’avance ! Si l’on ajoute à cela les chasses aux Roms et aux sans-papiers, cela fait toujours plus de monde à mettre à l’écart, loin du regard et hors de portée de l’échange. Qui seront les prochains sur la liste ? Le silence social ne pourra-t-il être troublé que par le bruissement de la monnaie échangée et le murmure d’une musique d’ambiance aseptisée sortie de haut-parleurs adossés aux caméras de télésurveillance ?

Depuis l’Antiquité, l’agora n’est pas seulement un marché d’échanges matériels, mais aussi un lieu d’échange d’opinions et d’informations, un lieu de rencontre, de débat, de controverse, de culture… de vie, tout simplement ! Une vie qui ne peut se réduire à la consommation. Pourtant, Diogène, Socrate et les autres fondateurs de la philosophie ou de la démocratie, ainsi que les artistes de rue qui, de tout temps, ont fait du marché une fête, sont priés d’aller voir ailleurs. Après tant d’autres choses, l’agora, elle aussi, est à vendre. À la fin du rapport Jospin, on remarque un 35e et dernier article qui suggère un futur moyen d’agir, grâce à « la mise en place d’un dispositif ouvert d’alerte éthique ». Mais dans combien de temps ? Ne serait-il pas plus simple et rapide de légiférer en profitant du changement de majorité au Parlement ? Il ne tient qu’à la volonté du Président de rendre caduque l’ordonnance du Conseil d’État rendue sous le mandat de son prédécesseur. Et par là même de faire cesser les baronnies UMP et UDI qui malmènent la démocratie locale, aux antipodes de la « déontologie de la vie publique ».

[^2]: Arrêté du 1er février, suspendu le 28 mars.

[^3]: Cette fois, à l’initiative d’une élue PS, le maire UMP ayant finalement retiré in extremis son arrêté la veille du passage au tribunal administratif de Strasbourg.

[^4]: Req. n° 358495.

[^5]: Également sénateur, ancien membre du groupe UMP et nouveau transfuge de l’UDI.

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