Syrie : Révolution d’un peuple ou complot occidental ?

Le débat sur le conflit syrien divise à gauche. Tandis qu’Alain Lipietz appelle de ses vœux une intervention occidentale, Christophe Ventura considère que la France ne doit pas suivre les États-Unis dans ce qu’il analyse comme un nouvel épisode du « choc des civilisations ».

Politis  • 4 septembre 2013 abonné·es

Illustration - Syrie : Révolution d’un peuple ou complot occidental ?

De mois en mois, les occasions de revisiter la crise des années 1930 pour éclairer la crise présente se multiplient. Cette semaine : la question de la guerre ou de la « non-­intervention ». Mêmes causes, mêmes effets : « Le capitalisme porte la crise et la guerre comme la nuée porte l’orage »…
Il y a quelques mois, j’ai profité d’une réunion politique à Madrid pour visiter le Musée de la reine Sofia, qui sert désormais d’écrin à Guernica. Cette fresque bouleversante fut peinte par Picasso pour mobiliser l’opinion mondiale au secours de la République espagnole agressée par l’Internationale des fascistes. Elle dénonçait le premier bombardement aérien de terrorisation, commis par la Légion Condor allemande au service de Franco. Guernica trône aujourd’hui dans une salle immense, encadrée d’autres salles exposant des tableaux ou affiches des artistes mobilisés « pour ­l’Espagne ». Je me suis penché sur des unes du magazine Regards, précurseur du photojournalisme et fondé par le PCF en 1932. Le titre a déjà le même graphisme que celui des années 2000. Une couverture crie : « Madrid, Verdun de la Liberté ».

Ce titre m’a glacé. Au même moment, les troupes du Hezbollah balayaient à l’est de la Bekaa les villes libérées par les insurgés syriens. La dictature d’Assad écrasait sous les bombes et les Scud ses propres populations. Et le monde se taisait. Les derniers feux du Printemps arabe seraient-ils ainsi noyés ? Aujourd’hui, le monde s’ébroue : « Ça sent le gaz, c’en est trop. » Pas question évidemment de « faire tomber le régime ». Simplement, une bonne tape. Et encore… Titrera-t-on un jour : « La Ghouta, Guernica de la Liberté » ?

À l’époque de Guernica, les foules du Front populaire s’époumonaient : « Des canons pour l’Espagne ! », et Léon Blum, pathétique, répondait : « Mais vous savez bien que je ne peux pas ! » Son ministre Pierre Cot, Jean Moulin et Malraux parviendront à passer quelques avions aux républicains. Mais le gros du soutien viendra de Staline, et le Parti communiste d’Espagne en profitera pour s’imposer sur le terrain, massacrant les milices du Poum et des anarchistes.

Pourquoi Léon Blum n’a-t-il rien fait ? Pourquoi cette série de lâchetés face aux fascismes qui, de surenchère en surenchère, mèneront à l’embrasement ­général de 1939, encore évitable trois ans plus tôt ? Bien sûr, la composante pacifiste de la gauche française, traumatisée par le cauchemar de 14-18, refusait alors « l’engrenage ». Soutenir les républicains espagnols, c’était déjà affronter Hitler et Mussolini. Mais, surtout, l’Angleterre ne voulait pas, justement à cause de la composante stalinienne dans la résistance espagnole à Franco. Chamberlain ne désespérait pas de jeter Hitler contre Staline… D’où la doctrine britannique : « non-intervention ».

Aujourd’hui, jusqu’au gazage de la Ghouta, la banlieue de Damas contrôlée par les rebelles, le monde s’en est tenu à la non-intervention. Parce qu’on ne veut pas affronter le syndicat des dictatures. À sa tête, la Russie, qui soutient Assad, et la Chine, la vraie superpuissance, qui considère la Russie comme son ministre délégué aux affaires « à l’ouest d’Aden ». Et aussi parce que les forces sunnites radicales proches d’Al-Qaïda sont maintenant la plus puissante composante militaire de la révolte contre Assad. Parce que justement le monde n’a pas voulu aider la résistance quand elle était laïque et démocrate. Et comme Assad (bien aidé par le fanatisme sunnite) est parvenu à transformer la guerre civile en guerre confessionnelle, les chiites radicaux soutenus par l’Iran sont entrés en guerre contre les sunnites radicaux. Et donc, le monde ne désespère pas de voir Al-Qaïda et le Hezbollah s’entre-dévorer. Alors, quand la dignité du monde exige, face au gazage, de faire un geste, pas question d’armer le peuple syrien en lutte pour sa liberté : ce serait armer Al-Qaïda. On envisage juste quelques bombardements de « sanction ».

Penché sur Regards de 1936, je méditais. Bien sûr, personne n’a envie que la Syrie tombe aux mains des jihadistes et devienne un nouvel Afghanistan. Mais, après tout, les combattants du « Verdun de la Liberté » étaient armés, encadrés par les commissaires de Staline. Si l’armée républicaine avait gagné sous direction stalinienne, que serait devenue l’Espagne ? Sans doute la première « démocratie populaire satellite », comme la Tchécoslovaquie ou la Pologne dix ans plus tard. Mais peut-être aurait-on ainsi évité la Seconde Guerre mondiale ? Peut-être, en armant les républicains, aurait-on pu brider les staliniens (l’Armée rouge était bien loin)…

On ne fait pas de politique avec des « si ». Nous ne savons que deux choses : on est toujours perdant à détourner les yeux des crimes commis chez le voisin, et on ne « donne » pas la liberté, on ne peut qu’aider un peuple en lutte à la conquérir. Entre la non-intervention et les bombardements de confort moral, il y a peut-être une voie utile pour aider son prochain. 

Illustration - Syrie : Révolution d’un peuple ou complot occidental ?

Nous vivons des heures cruciales pour l’avenir de la Syrie, mais également pour la stabilité régionale et internationale.

Près de deux ans et demi après que le régime criminel de Bachar Al-Assad a réprimé dans le sang les espoirs portés par le soulèvement populaire de 2011, ce pays est plongé dans une guerre civile qui a déjà causé la mort de 100 000 à 150 000 personnes, ainsi que deux millions de déplacés.
Le peuple syrien est prisonnier d’une lutte militaire sans issue prévisible qui oppose les autorités de Damas aux milices armées d’une « rébellion » hétéroclite, idéologiquement et politiquement divisée. Celle-ci, animée par la vengeance, n’hésite pas, elle non plus, à pratiquer la torture et à commettre des crimes de guerre contre plusieurs secteurs de la population. En son sein, les éléments jihadistes les plus obscurantistes ont pris l’ascendant, alors même que la « rébellion » est appuyée et financée par les pétromonarchies du Golfe sous l’œil des États-Unis et de leurs supplétifs occidentaux, au premier rang desquels… la France.

Désormais, après les accusations d’utilisation d’armes chimiques formulées contre Bachar Al-Assad, les puissances étrangères qui soutiennent la Coalition nationale syrienne (CNS) (les États-Unis et la France notamment) menacent, malgré quelques temporisations récentes de Washington, de « punir » Damas d’une forme d’inter­vention militaire.
Et ce, faut-il le rappeler, alors qu’aucune preuve incontestable n’a été apportée, à l’heure actuelle, par aucune instance internationale neutre déterminant l’origine et l’identité des auteurs du bombardement chimique à Damas.

Au-delà, comment croire qu’une nouvelle aventure guerrière sous commandement états-unien pourrait résoudre quoi que ce soit ? Depuis dix ans, ce type de stratégie politique et militaire promue par les faucons de Washington a révélé, partout, son ruineux échec.
En réalité, dans le cas syrien, une intervention occidentale n’aurait pour effet que d’aboutir à entériner la partition du pays. S’ensuivrait une période chaotique où, à l’instar de ce qu’on a vu en Afghanistan avant l’arrivée des talibans, ou actuellement en Irak, voire en Libye, des milices armées feraient la loi dans leurs sphères d’influence. Le pire serait le scénario de l’embrasement régional, auquel nul n’a intérêt.

Nous partageons avec les forces de l’opposition de la gauche laïque et nationaliste syrienne – boycottée par les Occidentaux –, notamment la Coordination nationale pour le changement et la démocratie (CNCD) et le Forum démocratique syrien (FDS), la ferme conviction que toute forme d’ingérence étrangère et le déchaînement du délire guerrier des États-Unis et de leurs alliés en Syrie constitueraient la pire des solutions pour mettre un terme au conflit.

Face à la perspective d’une escalade guerrière, nous exigeons la mise en place d’une solution politique qui préserve l’intégrité territoriale du pays et la pleine souveraineté politique du peuple.
Une telle solution est possible. Elle doit voir le jour dans le cadre de la seule institution internationale légitime, l’ONU, et des accords de Genève 2, qui prévoyaient un ­cessez-le-feu et une transition politique négociée visant à remettre le destin de la Syrie entre les mains de son peuple, via des élections libres et transparentes.

Alors que le G20 – instance qui ne saurait se substituer à l’ONU pour régler cette crise internationale – s’ouvre à Saint-Pétersbourg (5 et 6 septembre), Barack Obama est en difficulté. Bousculé par la décision du Parlement anglais de ne pas autoriser David Cameron à engager son pays dans une nouvelle aventure guerrière, et parce qu’il ne souhaite pas prendre une décision impopulaire qui permettrait aux Républicains de le critiquer sans que ces derniers aient eu à assumer une part de responsabilité politique, le président américain a choisi de consulter le Congrès avant de prendre sa décision finale sur une intervention militaire en Syrie.

Celle-ci interviendrait désormais dans quelques jours. François Hollande serait bien avisé de mettre à profit ce répit fragile pour sortir la France de son suivisme atlantiste qui outrage la tradition politique et diplomatique de notre pays. Il le peut encore. Bien sûr, nous constatons qu’il n’en montre pas la moindre volonté pour le moment. Le président de la République a refusé d’organiser un débat suivi d’un vote au Parlement comme il aurait pu – et dû – le faire. Ce faisant, il est le seul chef d’État ayant décidé, le cas échéant, d’engager de cette manière son pays dans la guerre. Triste singularité qui inscrit l’action de François Hollande dans une funeste continuité avec celle de Nicolas Sarkozy « l’Américain ».

Nous délivrons ce message au Président et à son gouvernement : le rôle de notre pays n’est pas d’être servilement inféodé à l’Otan et à Washington, mais de recouvrer son indépendance d’action. La France doit rejeter les logiques guerrières fondées sur les rapports de forces et sur le droit du plus fort, promues par les puissances de la famille dite « occidentale » à laquelle elle n’appartient pas, et œuvrer à une solution universaliste basée sur le renforcement et le développement du droit international.

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