La théorie du manchot

Delphine Gleize  • 25 février 2014
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La théorie du manchot

Les questions de genre font couler beaucoup d’encre ces derniers temps. À la lecture des réactions en chaîne, on ne peut que déplorer confusions, contradictions ou pire : un glissement vers l’obscurantisme.

En premier lieu, un étrange assemblage entre la lutte contre les stéréotypes féminin-masculin et l’homosexualité. Car, non, dire qu’une petite fille peut être mécano quand elle sera grande ou qu’un petit garçon pourra être danseur, ce n’est pas les engager à être homosexuels.

Et c’est d’ailleurs bien-là l’enjeu pour les « anti-genre », qui en réalité sont plutôt les « anti-anti-genre », puisque s’opposant à ceux qui combattent le genre… Méprise syntaxique. À l’évidence, les affres des anti-genre, c’est que nos chers bambins soient, dès le plus jeune âge, endoctrinés par une abominable idéologie prosélyte en faveur de l’homosexualité. Mais, force est de le répéter, on ne devient pas homosexuel simplement parce qu’on nous apprend que l’homosexualité existe, mais par tout un faisceau de facteurs, ceux-là mêmes qui forgent l’unicité de la personnalité de chacun.

On devient hétérosexuel ou homosexuel avec la progressive construction de son individualité. Il y a autant de mystère et de complexité à comprendre pourquoi on est homosexuel, ou hétérosexuel, qu’à comprendre pourquoi on aime le rouge et pas le bleu.

De fait, révéler à un enfant que l’homosexualité existe ne va pas le faire changer d’orientation sexuelle. De même qu’avoir des parents homosexuels n’induit pas in fine une attirance pour des personnes du même sexe. Bien évidemment, la sexualité des parents ne détermine pas à elle seule celle des enfants, sinon, comment expliquer que bon nombre d’homosexuels aient des parents hétérosexuels ?

Cela nous conduit à l’une des dernières hystéries en date : interdire dans les bibliothèques, entre autres livres, Tango a deux papas et pourquoi pas ? (Éditions Le Baron Perché). Outre qu’exiger ce type d’interdiction fait grincer les oreilles, on voit percer ici une véritable dérive, une ouverture à l’autodafé. En réalité, l’ouvrage de Béatrice Boutignon est prétexte à expliquer, et non endoctriner, l’homoparentalité. Mais pas que. Et c’est là que le bât blesse ! Gare aux fameuses notions de genre. Pour preuve : ce livre est né d’une histoire vraie. Et non issu de l’imaginaire de pervers complotistes mangeurs d’enfants.

Roy et Silo sont dans un zoo

En 1998, à New York, Roy et Silo, deux mâles manchots, sont accueillis par le zoo de Central Park. Les soigneurs remarquent vite qu’ils passent tout leur temps ensemble. La période des amours arrivant, ils ne se quittent pas davantage. Un œuf, laissé à l’abandon par un autre couple, va être l’occasion pour Roy et Silo de le couver. Et Tango naîtra, entourée de ses deux papas.

Illustration - La théorie du manchot

Car, dans « la vraie vie », chez les manchots empereurs, c’est bien le mâle qui couve l’œuf tandis que la femelle va chercher de la nourriture. À la naissance du petit, il faut deux adultes pour que le nouveau-né survive. L’un tient la progéniture au chaud, l’autre part en quête de victuailles, et ce par alternance. Rien d’étonnant donc à ce qu’un mâle manchot couve naturellement, et quoi de plus émouvant qu’un autre individu – mâle ou femelle – s’investisse pour la survie d’un bébé à venir. Étrangement, ne serait-ce pas les mêmes qui s’opposent farouchement à Tango a deux papas et à l’IVG ? Contradiction, encore une fois. Mais, plus que des paradoxes dans le(s) discours, ce qui affole, c’est que pour les détracteurs de ce livre jeunesse, l’idéologie prévaut sur un fait. Tout comme la Terre tourne autour du Soleil, malgré le procès de l’Inquisition infligé à Galilée, deux manchots mâles ont, un jour, couvé et élevé un poussin ensemble. Doit-on, selon ces fervents défenseurs de la « sainte famille », cacher aux enfants que certains animaux marins changent de sexe au cours de leur vie ? De peur qu’à leur majorité ils ne se ruent dans des cliniques pour devenir trans ?

Qu’on se le dise : l’éducation à l’école ou dans les structures d’accompagnements, bibliothèque, médiathèque… n’est pas un lavage de cerveau. C’est l’inverse. Soit délivrer un savoir à l’enfant pour qu’il se construise à sa façon, à son rythme, avec le plus de données possibles. Apprendre et découvrir induisent forcément un ébranlement de nos acquis, une relecture du monde que l’on connaissait. Apprendre, découvrir, c’est se forger une personnalité avec et contre les informations qui nous sont livrées. Les structures pédagogiques ont pour vocation d’ouvrir les champs du possible aux enfants qui doivent façonner leur identité en fonction de leur propre évolution. L’esprit d’un enfant n’appartient ni à l’école ni à ses parents, mais à lui-même.

Ce que semblent oublier – ou nier – tous les « anti », faisant défiler leurs gamins à des manifestations auxquelles ils ne peuvent encore rien entendre, force de l’âge oblige.

Illustration - La théorie du manchot

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