L’énigme du panafricanisme

L’historien Amzat Boukari-Yabara explore une idéologie méconnue, dessinant au passage une Afrique libre et unie.

Pauline Guedj  • 20 novembre 2014 abonné·es
L’énigme du panafricanisme
© **Africa Unite ! Une histoire du panafricanisme** , Amzat Boukari-Yabara, La Découverte, 320 p., 23 euros. Photo : SIA/AFP

Le 6 mars 1957. Grâce au combat de Kwame Nkrumah, l’ancienne Côte-de-l’Or britannique accède à l’indépendance. Le Ghana est le premier pays d’Afrique subsaharienne à se dégager du joug des empires coloniaux. Sur son drapeau vert, jaune, rouge, a été apposée une étoile noire célébrant l’héritage du militant jamaïcain Marcus Garvey, dont Nkrumah avait découvert les écrits quand, aux États-Unis, il fréquentait les milieux militants noirs américains. Lorsqu’il prononce son discours d’indépendance, le futur Président appelle à développer une «   personnalité africaine » qui ne souffre plus de l’influence des puissances occidentales. Pour le leader, la liberté dans son pays doit devenir un détonateur pour l’émancipation complète du continent. «   Notre indépendance, précise-t-il, n’est rien si elle n’est pas reliée à la libération totale de l’Afrique.   » La nouvelle Afrique sera donc autonome, unie et autosuffisante.

Père de la nation ghanéenne, Kwame Nkrumah est le plus connu d’une généalogie d’activistes africains et afro-américains qui ont fait du panafricanisme leur combat. Née au XVIIIe siècle, cette idéologie a été l’objet de définitions diverses et parfois antagonistes. Pour certains, il s’agit d’un discours racial prônant l’unité essentielle des populations noires de par le monde. Pour d’autres, il désigne une doctrine imaginant une communauté de destins entre les Afro-Américains, issus des États-Unis et de la Caraïbe en particulier, et le continent africain. À partir des indépendances, le panafricanisme se construit aussi comme un projet politique destiné à forger une Afrique continentale unie, parfois appelée « États-Unis d’Afrique ». Plus généralement, et c’est la thèse que défend Amzat Boukari-Yabara dans son ouvrage, le panafricanisme repose sur une lutte multi-facettes contre l’oppression et les impérialismes. Et rassemble en son sein ceux qui se battent pour la dignité et la libération des peuples africains, ou « famille africaine mondiale », de toutes les couleurs de peau. En France, le panafricanisme a fait l’objet de rares études. Dans ses enseignements à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) ainsi que dans l’émission qu’il anime sur RFI, l’historien Elikia M’Bokolo a fait figure de pionnier en développant des réflexions approfondies sur des leaders panafricains comme George Padmore ou Kwame Nkrumah. Étudiant d’Elikia M’Bokolo, Amzat Boukari-Yabara a lui-même suivi ce chemin en consacrant sa thèse de doctorat à Walter Rodney, un militant du Guyana. Avec le présent ouvrage, l’historien se donne toutefois une nouvelle mission : celle de transcender ces études particularistes pour dresser une histoire générale du panafricanisme. La tâche est périlleuse, et le livre cherche à relever le défi de ce que Boukari-Yabara appelle une « énigme de l’histoire ». Le panafricanisme est fait de circulation d’idées, d’acteurs et de symboles. Il est « vagabond », et c’est pour cette raison qu’il faut, pour l’étudier, procéder méthodiquement. Pour l’auteur, l’histoire panafricaine avance en trois temps, et il décide de dédier à chacun une partie.

Tout commence dans les Amériques, lorsque certains esclaves et leurs descendants imaginent les modalités de leur retour sur le continent africain. Nous sommes à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe. Amzat Boukari-Yabara retrace le parcours d’activistes qui, comme Edward Blyden et Alexander Crummell, ont non seulement organisé le rapatriement d’anciens esclaves en Afrique, sur le territoire du Liberia, mais aussi théorisé l’unité culturelle des populations noires dispersées autour de l’océan Atlantique. Dans leur continuité, d’autres figures viendront alimenter le débat en créant au début du XXe siècle de véritables organisations transnationales, comme l’Unia de Marcus Garvey, ou en s’alliant pour mettre en place des forums de libération, les congrès panafricains de Henry Sylvester Williams et W.E.B. Du Bois. Cette première phase marque pour Boukari-Yabara le passage du pan-négrisme, une idéologie raciale, au panafricanisme, un réel projet politique qui lie l’émancipation des populations afro-américaines à celle du continent africain.

Deuxième phase, celle de l’Afrique, avant tout marquée par l’indépendance du Ghana en 1957. La décolonisation engendre la création de nombreux États, dont certains leaders proposent de construire une Afrique politiquement unie. Le continent doit se développer sans être la victime des influences d’un nouveau régime qui commence à poindre : le néocolonialisme. Amzat Boukari-Yabara revient sur les propos des défenseurs de ce rêve d’unité, Kwame Nkrumah au Ghana, Sékou Touré en Guinée, Julius Nyerere en Tanzanie, et analyse les répercussions des indépendances dans la diaspora noire, notamment au moment de l’assassinat du Congolais Patrice Lumumba. Le texte évoque enfin ce que Boukari-Yabara considère comme un premier échec symbolique : la création de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) en 1963, entité dénuée de pouvoir d’intervention, que l’auteur qualifie de «   syndicat des chefs d’État   » .

Dernière période, celle qui débute fin 1960 et rend compte à la fois de l’échec des politiques du panafricanisme, à travers la multiplication des conflits armés sur le continent, et d’une de ses principales victoires, la fin du régime de l’apartheid en Afrique du Sud, plébiscitée par les populations noires du monde entier. Avec cette troisième partie, l’ouvrage d’Amzat Boukari-Yabara s’achève donc sur un constat mitigé. Le panafricanisme est une histoire tiraillée entre destinées nationales, continentales et transcontinentales, désirs d’unité et intérêts particuliers. Mais surtout, pour Amzat Boukari-Yabara, il est un projet trop souvent avorté. Pour répondre au risque d’éclatement du continent en « une multitude d’archipels de prospérité perdus dans un océan de misère et d’exploitation, écrit-il, un projet comme celui de l’unité continentale est trop rarement pris au sérieux ». Retraçant l’histoire complexe de cette idéologie, l’ouvrage devient alors un manifeste politique appelant les populations africaines et afro-descendantes à s’inspirer des luttes qu’il décrit pour « se remettre au travail et ouvrir de nouveaux horizons ». Africa Unite ! comble un gouffre dans l’historiographie française sur l’Afrique et les diasporas noires. À ce titre, il est capital. Reste alors l’absence criante dans le texte des populations anonymes. Celles qui ne sont pas des leaders politiques ou des artistes influents, mais dont les pratiques culturelles ont également élaboré des solidarités transcontinentales et construit des prises de conscience proprement panafricaines. On espère qu’un jour ces « panafricanistes » du quotidien, en se référant à l’historien George Shepperson, feront également l’objet d’un ouvrage aussi approfondi.

Idées
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