Paul Moreira : « Il s’agit de défendre la liberté de parole de la société civile »

Cosignataire de la pétition contre le secret des affaires, Paul Moreira décrypte les enjeux du droit à l’information.

Jean-Claude Renard  • 24 juin 2015 abonné·es
Paul Moreira : « Il s’agit de défendre la liberté de parole de la société civile »
Paul Moreira Journaliste à la société de production Premières Lignes.
© Cash Investigation / Premières Lignes

S’il a commencé sa carrière de journaliste dans la presse écrite, Paul Moreira s’est très vite tourné vers le documentaire et le reportage d’investigation. Il est aussi le fondateur de Premières Lignes, la société produisant notamment « Cash Investigation », sur France 2, présenté par Élise Lucet, et aujourd’hui cosignataire de la pétition « Ne laissons pas les entreprises dicter l’info ». Une pétition contre la directive européenne sur le secret des affaires, qui a déjà rassemblé plus de 340 000 signatures.

Pourquoi la directive européenne sur le secret des affaires trouve-t-elle plus d’opposition en France qu’à l’étranger ?

Le service public, c’est la marque de fabrique d’Élise Lucet. Dès ses premiers pas dans le journalisme, à l’orée des années 1980, à FR3 Normandie, sous la houlette d’Henri Sannier. Avant d’intégrer la rédaction nationale de FR3. C’est lorsqu’elle présente le 19/20, à partir de 1990, que le grand public la découvre. À côté des JT, « Pièces à conviction », présenté en 2001, est son premier grand rendez-vous d’investigation (jusqu’en 2011). En 2005, elle prend les rênes du 13 heures de France 2. En 2012, « Cash Investigation », produit par Premières Lignes, la propulse en tête des audiences (plus de 3,5 millions de téléspectateurs sur les numéros consacrés à l’évasion fiscale ou aux téléphones portables). Une aura qui lui permet aujourd’hui de porter une pétition (change.org) contre le projet de loi européen sur le secret des affaires. Mise en place, une loi pareille n’aurait jamais permis la sortie de l’affaire LuxLeaks ni des scandales sur les pesticides de Monsanto ou le vaccin Gardasil. Il reviendrait donc à un juge d’être le rédacteur en chef de l’information.
Paul Moreira : Sans doute parce qu’en France on a déjà milité contre ce projet au moment de la loi Macron, qui comprenait un amendement sur le secret des affaires ressemblant à s’y méprendre au projet de loi européen. On a très vite compris ce qui était en train de se passer, et la réaction a été rapide. Il existe un « effet France » dans cette histoire parce qu’il y a eu LuxLeaks et parce que des choses importantes ont été révélées dans « Cash Investigation », grâce à la mobilisation des lanceurs d’alerte. Le public français est très sensible à ces questions. Enfin, il y a « l’effet Élise Lucet ». La plateforme de pétition Change.org avait besoin de quelqu’un pour incarner le sujet. Or, Élise Lucet, c’est la figure du 13 heures de France 2 et de « Cash Investigation ». Du côté du public, il se crée un effet de proximité, une confiance s’exprime. Pour une fois, il s’agit de se servir du « people » pour la bonne cause, pour faire avancer la société civile.

Selon cette pétition, « les reportages de “Cash Investigation”, mais aussi d’autres émissions d’enquête, ne pourraient certainement plus être diffusés ». On peut donc parler de « nouvelle arme de dissuasion massive ». Y voyez-vous la fin de l’investigation ?

En fait, il existe un rapport de force constant entre les entreprises et les journalistes d’investigation. Les premières ont déjà énormément d’armes à leur disposition ; nous, journalistes, ne sommes pas particulièrement protégés. Ainsi, Édouard Perrin, de « Cash Investigation », est poursuivi au Luxembourg pour avoir révélé comment les multinationales montent des schémas d’« optimisation fiscale » qui ressemblent fortement à de l’évasion fiscale. Pourtant, même Jean-Claude Juncker reconnaît que ces révélations participent de l’intérêt public, et elles vont déclencher une commission au Parlement européen. Il n’empêche : Édouard Perrin et les lanceurs d’alerte sont traînés devant la justice luxembourgeoise pour vol de documents. Les entreprises disposent donc déjà d’un arsenal considérable, mais on passerait avec cette directive à un stade supérieur. À la fin, les journalistes s’en sortiront toujours plus ou moins, parce qu’ils ont les moyens de faire du bruit. Mais, ce qui nous effraie, et c’est la raison pour laquelle on se mobilise, c’est la situation du citoyen qui prend le risque de parler. Pour les lanceurs d’alerte, c’est trois ans de prison et des centaines de milliers d’euros d’amende ! Ce n’est donc pas un combat de journalistes : nous défendons une liberté. La liberté de parole de la société civile.

Cependant, la directive prévoit une exception pour les journalistes…

Cette exception, c’est le droit à l’information, quand on considère que la révélation, même si elle s’appuie sur des documents confidentiels, relève de l’intérêt public. C’est un dispositif qui protège les journalistes ; on l’invoque régulièrement. Mais cela n’empêche pas les journalistes d’être poursuivis pour viol du secret de l’instruction, par exemple. Devant la justice, c’est un combat à l’issue incertaine. Dans l’arsenal législatif, il existe plusieurs lois dont on peut se prévaloir pour se défendre… mais d’autres peuvent être utilisées contre nous, qui font que nous sommes tout de même poursuivis. Et puis, surtout, ces poursuites coûtent cher. Même quand on gagne à la fin, on a dépensé des dizaines de milliers d’euros. Tandis qu’une multinationale peut se payer tous les avocats qu’elle veut. J’avais dénoncé un détournement d’argent par un organisme de la reconstruction en Afghanistan. Les plaignants me demandaient 400 000 euros devant la justice italienne. J’ai gagné après cinq ans de procédures, cela a coûté près de 25 000 euros de frais de justice à la société de production. Ces batailles sont permanentes quand on fait de l’investigation. Même si, pour l’instant, nous les avons toutes remportées. Avec cette directive, les députés européens s’apprêtent à offrir des armes supplémentaires à des grosses boîtes qui disposent déjà d’une importante force de frappe.

Au prétexte de protéger les PME des risques d’espionnage industriel, l’impression domine qu’on supprime les moyens de contrôler l’information sur les multinationales…

Je comprends la nécessité de protéger les brevets, mais il existe déjà des lois pour cela. La propriété intellectuelle est protégée, et c’est très bien. Mais, mettre en avant les PME comme étant les victimes de fuites massives, je me demande si ce n’est pas de la communication pour habiller une mesure discutable… Qu’on nous donne un exemple précis d’une PME mise en danger ! On nous vend cette future loi comme une protection pour de courageuses petites start-up et, à la fin, ce seront des cabinets d’optimisation fiscale qui l’utiliseront contre nous parce que nous aurons révélé comment leurs clients réussissent à ne pas payer d’impôts dans les pays où ils gagnent de l’argent. Dénoncer les filiales bidons dans les paradis fiscaux, ça pourra relever du secret des affaires.

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La liberté d'informer en danger
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