Indonésie : juger l’histoire

REPORTAGE. Du 10 au 13 novembre, un tribunal citoyen s’est tenu à La Haye pour statuer sur des massacres commis en 1965.

Lena Bjurström  • 18 novembre 2015 abonné·es
Indonésie : juger l’histoire
© Photo : IPT 1965

La voix semble sortir des murs. Elle résonne dans la salle d’audience silencieuse, ricoche sur les bancs du public, qui ne sait où porter le regard. Le siège des témoins est vide, la femme parle dissimulée par un rideau. Une anonyme qui ne souhaite pas affronter les visages des juges et du public, qui se décomposent au fil de son récit. « J’ai été arrêtée pour la première fois en octobre 1965. J’étais une jeune étudiante à l’époque.  […] Six soldats sont entrés chez moi. Ils m’ont accusée d’être communiste, m’ont ordonné d’avouer. J’ai dit que ce n’était pas vrai. Ils m’ont déshabillée. Ils m’ont brûlé le corps, ils… » La voix se brise. Dans le public, une femme pleure silencieusement. Cette histoire qu’elle entend date de cinquante ans. Mais celle qui la raconte sort de son silence pour la première fois. Sous un ciel plombé, ce 10 novembre, une centaine de personnes se presse à l’entrée de la Nieuwe Kierk, vieille église du centre-ville de La Haye, pour assister à l’ouverture du People’s International Tribunal 1965. À l’initiative de militants des droits de l’homme indonésiens et d’associations de victimes, ce tribunal citoyen se penchera pendant quatre jours sur des exactions commises entre 1965 et 1967 en Indonésie, au tout début de la dictature militaire du général Suharto (voir encadré page suivante).

Dans la nuit du 30 septembre au 1er octobre 1965, six généraux indonésiens sont assassinés. Si, cinquante ans plus tard, les historiens sont toujours incapables de désigner les véritables instigateurs de cet attentat, la version officielle a été rapidement élaborée. Dès le 2 octobre, prenant la tête de l’armée, le général Suharto accuse le Parti communiste indonésien de tentative de coup d’État et appelle à l’éradication de ses partisans. Dans les mois qui suivent, plusieurs centaines de milliers d’Indonésiens sont assassinés et plus d’un million d’autres emprisonnés sans procès. Parmi eux, des membres du Parti communiste, mais aussi des syndicalistes, des intellectuels et de simples citoyens. Nommé à la tête de l’État au printemps 1966, le général Suharto tiendra l’Indonésie d’une main de fer jusqu’en 1998. Plus de quinze ans après la fin de la dictature militaire, aucune enquête n’a été lancée par le gouvernement pour faire la lumière sur ces événements, et les responsables n’ont jamais été jugés. Le Parti communiste est, encore aujourd’hui, interdit en Indonésie.

L’enjeu : juger des crimes qui n’ont jamais été présentés devant un tribunal, national ou international, et lever le voile sur des événements encore tabous dans ce grand État d’Asie du Sud-Est. Les charges sont lourdes. L’Indonésie est inculpée pour meurtres, esclavage, emprisonnement arbitraire, torture, violences sexuelles, disparitions forcées et persécution, autant de charges réunies sous l’accusation générale de « crimes contre l’humanité ». Les États-Unis, la Grande-Bretagne et l’Australie sont inculpés pour « complicité ». « Ceci n’est pas un tribunal au sens légal du terme, et vous, juges, n’êtes pas investis de ce pouvoir, souligne dans son discours d’ouverture le procureur en chef, Todung Mulya Lubis. Nous, procureurs, ne sommes pas réellement membres du parquet. Mais nous nous efforçons de porter la vérité et la justice. » *« Y a-t-il dans la salle un représentant de l’État indonésien ou de toute autre partie de la défense qui souhaiterait s’adresser à la cour ? »* La greffière s’est levée, observe la salle. Mais le siège de la défense reste vide. À chaque reprise de session, à la demande du président du jury, elle renouvellera sa question, et celle-ci restera sans réponse. Ni l’État indonésien ni les États occidentaux inculpés n’ont répondu à l’invitation du tribunal. « On se doutait qu’ils ne viendraient pas », nous confie la coordinatrice du tribunal, Nursyahbani Katjasungkana. « On avait demandé à un expert, spécialiste de la politique indonésienne, de les représenter mais il s’est décommandé il y a deux jours. Trop tard pour trouver quelqu’un d’autre pour assurer la défense », regrette-t-elle. La pièce a quelques ratés mais, durant les quatre jours de « représentation », chacun tiendra le rôle attribué. Dans la vieille église de La Haye, aujourd’hui salle de conférences, de longues tables drapées de tissu noir ont été installées face aux bancs du public. À droite, les procureurs feuillettent leurs dossiers. Sept juges ont pris place à la table centrale.

Avocats, journalistes, chercheurs, anciens membres de commissions des Nations unies, ces juges ne sont pas des anonymes. Et on ne les a pas choisis au hasard. C’est sur leur notoriété et leur connaissance du droit que reposera la légitimité du verdict. Yak Zacoob, ancien président de la Cour constitutionnelle d’Afrique du Sud, se penche vers son micro : « M. le procureur, procédez. » Commence alors le grand bal des témoins. À chaque chef d’inculpation, ils sont deux ou trois à être présentés par le parquet. Rares sont les Indonésiens à témoigner à visage découvert. Peur des représailles, difficulté d’affronter les regards… M. Martono, lui, ne s’est pas posé la question. À bientôt 80 ans, il parle d’une voix assurée, ses mots indonésiens traduits en anglais dans les audiophones de l’assemblée par un interprète. Détenu deux ans dans un camp militaire, il raconte la torture à l’électricité, les aveux signés sans être lus, puis les corps qu’il était chargé, sous bonne garde, de sortir des salles d’interrogatoire pour les jeter dans la rivière. « J’en ai transporté jusqu’à vingt par semaine », affirme-t-il. Quand un juge demandera combien de personnes ont été tuées entre l’automne 1965 et le printemps 1966, les procureurs ne pourront pas répondre.

« Aucune véritable enquête n’a été menée par le gouvernement indonésien, votre Honneur. Nous ne disposons que d’estimations basées sur des investigations menées par des chercheurs et des ONG dans plusieurs régions. On parle de 500 000 à plus d’un million de  morts. » Aux témoins directs succèdent les historiens. Ils décrivent le résultat de leurs recherches, racontent les fosses communes exhumées, les témoignages recueillis. L’affaire est vieille de cinquante ans, les sources, éparses et difficiles à rassembler. Récits chuchotés à l’oreille de ceux qui ont bien voulu les écouter, directives militaires miraculeusement retrouvées… Bâti pendant plus de trois ans à l’aide d’une quarantaine de chercheurs internationaux et d’une centaine de bénévoles, le dossier d’accusation réunit toutes les preuves qu’il a été possible de collecter. Et aux difficultés de ressusciter une page de l’histoire oubliée s’ajoutent celles du tabou qui l’entoure encore. « On ne nous a pas facilité la tâche », lâche le procureur en chef. Pour Nursyahbani Katjasungkana, ces audiences n’en sont que plus importantes : « Cela fait cinquante ans que l’on attend de connaître la vérité. Cinquante ans que les bourreaux vivent en liberté et que les victimes ont peur de raconter leur passé. En Indonésie, la propagande décrivant les communistes comme des ennemis de l’État, des athées sexuellement dépravés, a laissé de lourds stigmates. Et cette image n’a jamais été formellement démentie. Il est temps de changer cela, de porter la parole des victimes et de construire notre propre mémoire de citoyens. » À défaut de pouvoir se tenir en Indonésie, le tribunal a organisé une retransmission en direct sur Internet. Au deuxième jour des audiences, le site est inaccessible en Indonésie. Jakarta dément toute implication mais, dans les couloirs de la Nieuwe Kierk, les commentaires vont bon train.

« Ça ne nous empêchera pas de parler », s’exclame Ariel. Lycéenne américaine d’origine indonésienne, elle fait partie de la cinquantaine de bénévoles qui participent à la logistique du tribunal. « Mon grand-père et ses frères ont disparu en 1965, ma grand-mère a été emprisonnée. Ce tribunal est très important pour ma famille. Mais je crois que ça va au-delà, il faut briser le silence, que les victimes puissent enfin s’exprimer et que l’on explique ce qui s’est passé. » Mais un tribunal est-il un lieu de mémoire ? Au fil des audiences, les juges marquent parfois leur agacement devant la longueur des témoignages, qui s’éloignent des faits. Tout à leur volonté de documenter les événements, certains chercheurs dérivent parfois du sujet. Les survivants retracent avec un luxe de détails étonnant ces journées d’il y a cinquante ans. M. Martono se sent frustré, son récit à la cour ne couvre pas la moitié de ce qu’il a vécu. Cette parole libérée est-elle trop rare pour être limitée ? Les procureurs semblent le penser, ils reprennent rarement les témoins quand ceux-ci s’éloignent de la question qui leur a été posée.

La forme d’un tribunal pénal est rigide et, parfois, la charge émotionnelle du passé déborde. Au deuxième jour, lorsque la voix fantôme d’une femme dissimulée derrière un rideau se brise en racontant les viols subis, l’atmosphère est de plomb. Alors, à la fin de l’audience, une femme du public se lève. « Je crois qu’il serait important d’organiser un moment en dehors des audiences pour laisser libre cours à notre tristesse et se rappeler le souvenir de ceux qui ont disparu. » Une cérémonie est organisée le dernier jour. Au sous-sol de l’église, le public se rassemble autour d’un petit autel, dépose des fleurs et des bougies. De nombreux Indonésiens installés en Europe ou ailleurs. Des Occidentaux anciens expatriés. Devant l’autel, les témoins prennent à nouveau la parole et, cette fois, personne ne leur pose de questions. « En organisant ce tribunal, nous voulions créer un espace où la parole des victimes serait entendue et reconnue, explique Nursyahbani Katjasungkana. Écouter leurs témoignages ici ou regarder la transmission live en Indonésie, ce n’est pas la même chose que de lire un livre sur ce qui s’est passé. Le public, ici ou là-bas, peut partager son émotion. Mais nous avons aussi l’espoir que les conclusions des juges, légalement argumentées, puissent être portées devant les Nations unies. » Le verdict sera rendu en 2016. Mais, lors de la clôture de l’audience, les juges ont d’ores et déjà annoncé être parvenus à la conviction que des crimes contre l’humanité ont, « sans l’ombre d’un doute », été perpétrés. Dans le public, plusieurs personnes se sont levées. Mais, puisque cela ne se fait pas dans un tribunal, elles n’ont applaudi qu’une fois les juges partis.

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