2016, l’An de grâce des nationalistes corses

Avec la victoire des indépendantistes et des autonomistes unis aux élections territoriales de décembre dernier, la donne politique insulaire a changé, mais les résistances de Paris demeurent fortes.

Olivier Doubre  • 4 mai 2016 abonné·es
2016, l’An de grâce des nationalistes corses
© STEPHAN AGOSTINI/AFP

Le 19 janvier, un mois après l’arrivée des élus nationalistes à la tête de la Collectivité territoriale de Corse (CTC), l’extension de domaine sur Internet « puntu corsica », ou « .corsica », devient disponible pour les sites Web ou adresses mail d’entreprises, d’institutions, d’associations ou de particuliers, qui peuvent ainsi remplacer leur « .fr » ou « .com ».

Après la Ville de Paris (« .paris ») mais aussi la Région Bretagne (« .bzh »), cette innovation, certes décidée sous la précédente mandature, connaît un certain engouement, puisqu’on compte déjà près de 800 adresses adoptées. Parmi elles, l’université de Corte, les clubs de foot de Bastia et d’Ajaccio et les brasseries Pietra, l’omniprésente bière locale. Ou quand -l’exigence de -communication et de modernité ne semble plus contradictoire avec la mise en avant d’identité et de fierté insulaires.

Depuis l’annonce, en juin 2014, par le Front de libération nationale de la Corse (FLNC) de sa décision unilatérale de déposer les armes, la société corse est entrée dans une nouvelle phase. La violence politique était sans doute devenue de moins en moins acceptable par une grande part d’une population aspirant à la paix, quels que soient les éléments objectifs qui ont longtemps motivé la lutte armée. Le FLNC a d’ailleurs été l’un des derniers à prendre cette décision parmi les mouvements armés européens en lutte pour une cause similaire, après les Basques de l’ETA, en 2011, ou les Irlandais de l’IRA, engagés depuis 1998 dans un processus de paix qui fait figure de modèle de résolution d’un conflit de ce type. En outre, le FLNC connaissait depuis de longues années d’importantes divisions internes, jusqu’à une guerre fratricide sanglante et des dérives mafieuses chez certains.

Par ailleurs, ces dernières années, un nombre croissant de revendications nationalistes ont pénétré en profondeur la société corse. Certaines ont vu un début de mise en application, ce dont le FLNC a pris acte dans ses communiqués déclarant la fin de la lutte armée. À l’instar du vote d’un statut du résident (bénéficiant d’avantages, au contraire des touristes) ou de la co-officialité de la langue corse, adoptée à l’échelon régional à une large majorité durant la mandature passée, dirigée à l’époque par Paul Giacobbi (PRG).

Ces deux dossiers, pourtant, continuent de se voir opposer un net refus de la part de Paris. Alors que la langue corse est très présente dans l’espace public, des panneaux indicateurs à un certain nombre d’articles dans la presse régionale, et une part non négligeable des émissions de France Bleu Radio Corse Frequenza Mora (RCFM) ou de France 3 ViaStella, les deux antennes de radio et de télévision publiques délocalisées. Une presse régionale dont le taux de pénétration dans la population est l’un des plus élevés de France. En outre, une production littéraire, de bande dessinée ou audiovisuelle en langue corse se développe également.

Dynamique politique

Au-delà de la question linguistique, la fin de la violence politique a bien permis l’apaisement de la société civile corse. Président de l’Assemblée de la CTC, le nationaliste Jean-Guy Talamoni, dont le parti Corsica Libera n’a jamais caché son soutien idéologique au mouvement clandestin, souligne pour Politis que « la décision du FLNC a eu un grand effet sur la société corse et a débloqué un certain nombre de verrous en son sein, en premier lieu l’accord entre nationalistes ».

« La balle est dans le camp de l’État ! »

Aujourd’hui président de l’Assemblée de la Collectivité territoriale de Corse, Jean-Guy Talamoni, dirigeant indépendantiste de Corsica Libera, soutien dans le passé du FLNC, interpelle Paris sur sa surdité envers les revendications corses.

« La Collectivité territoriale de Corse (CTC), où nous avons remporté les élections en décembre, est une institution beaucoup plus politique que n’importe quel conseil régional sur le continent. C’est toujours à elle que les Corses s’adressent en premier lieu, car c’est “leur” assemblée. Lors de la ­précédente mandature, beaucoup de choses ont été réalisées dans le cadre de nos revendications, comme la co-­officialité de la langue corse, la demande d’amnistie des prisonniers politiques ou encore le statut de résident. Ainsi, l’amnistie a été votée par 47 voix sur 51 à l’Assemblée de Corse (et quatre abstentions) ; aujourd’hui, plus de la moitié des 360 communes de Corse ont délibéré en sa faveur. Mais, quand Manuel Valls nous a reçus, Gilles Simeoni et moi, il nous a signifié son refus sur ces trois dossiers, pourtant approuvés par la très grande majorité des Corses.

Or, la décision du FLNC de déposer les armes découle pour une bonne part de ces trois éléments. Désormais, la balle est donc dans le camp de l’État pour éviter que les tensions ne reviennent. »

Avant juin 2014, en effet, les nationalistes dits modérés, ou autonomistes, emmenés par Gilles Simeoni, aujourd’hui président de l’exécutif de la CTC et à la tête de la coalition Femu a Corsica (Faisons la Corse), ne pouvaient faire alliance avec Corsica Libera du fait de cette divergence sur la violence clandestine. Après de bons scores aux élections territoriales de 2010, où, déjà, son mouvement a bénéficié d’une vraie dynamique politique entre le premier et le second tour, Gilles Simeoni a été élu maire de Bastia en mars 2014. À la veille du dépôt des armes par le FLNC (sans fusion avec Corsica Libera, donc), il a dû s’allier avec une liste de gauche dissidente et une partie de la droite pour battre les radicaux liés à l’ancien maire, Émile Zuccarelli, lesquels représentent la tendance la plus jacobine et intransigeante du PRG. Ses quatre élus à la CTC sont les seuls à s’abstenir, durant la mandature Giacobbi, sur la demande d’amnistie des prisonniers politiques. Alors que toutes les autres formations l’approuvent (par 47 voix sur 51), conscientes que cette vieille revendication nationaliste constitue – comme dans tous les conflits armés dans l’histoire, y compris de bien pires – une étape nécessaire pour clore la période de tensions passées et assurer une paix durable. Ainsi, avec les votes en faveur d’un bilinguisme officiel et du statut de résident, une très large majorité de la représentation régionale à la CTC a adopté trois des grandes mesures portées historiquement par le mouvement nationaliste.

La décision du FLNC de rompre avec la violence politique a favorisé l’entente entre nationalistes. Plus largement, comme le souligne André Paccou, dirigeant de la section corse de la Ligue des droits de l’homme (LDH–Corsica), « la fin de la lutte armée a tout changé, en permettant au terrain démocratique de se développer sans contraintes, avec de vrais espaces de débat, y compris pour l’ensemble du mouvement nationaliste. Ce qui rend possible également – ou devrait en tout cas rendre possible – un véritable dialogue démocratique entre la Corse et la République, sans violence politique d’un côté et sans recours au droit d’exception qu’est l’antiterrorisme de l’autre ».

En décembre dernier, dans ce contexte nouveau, Corsica Libera a remporté 7,8 % des suffrages au premier tour des élections territoriales, et Femu a Corsica plus de 17,5 %. Mais la surprise pour les nationalistes est de voir la progression de plus de 10 % que la fusion de leurs deux listes obtient au second tour, arrivant en tête avec près de 36 % des voix [^1], par rapport à la somme de leurs résultats respectifs le dimanche précédent. Avec, certes, une majorité relative, Gilles Simeoni s’est retrouvé à la tête de l’exécutif de la Collectivité territoriale (Jean-Guy Talamoni au « perchoir » de l’Assemblée), un succès populaire, nous explique-t-il, fruit d’une vraie dynamique politique : « Cela montre le fort désir de respiration démocratique et de rupture avec le système ancien, souvent clientéliste, pour un système bien plus transparent. »

Rigidité jacobine

Jamais les nationalistes n’ont donc eu autant « u ventu in poppa » : le vent en poupe. Même si Paris ne semble pas avoir pris la mesure des récents changements politiques induits par les élections territoriales. Ainsi, la France n’a toujours pas ratifié la Charte européenne des langues régionales. Et Manuel Valls se refuse à toute avancée, non seulement sur la question linguistique, mais aussi sur tous les autres dossiers à caractère politique portés entre autres (mais pas seulement) par les nationalistes maintenant aux responsabilités. C’est le cas du rapprochement géographique de la trentaine de prisonniers incarcérés pour des actes politiques, alors que le droit pénal ordinaire le prévoit. Mais la législation (d’exception) antiterroriste autorise toutes les entorses aux grands principes généraux du droit.

Le Premier ministre continue de marteler qu’il « n’y a pas de prisonniers politiques corses », fermant toute négociation en ce sens, alors que Gilles Simeoni et Jean-Guy Talamoni, tout juste entrés en fonction, faisaient le déplacement à Paris avec un discours montrant clairement leur volonté d’apaisement. Mais le locataire de Matignon continue d’ignorer le contexte insulaire libéré de la violence politique, et la volonté populaire qui s’est exprimée dans les urnes en décembre. Car, quoi qu’on pense de ces avocats bastiais, tous deux férus de littérature, aux responsabilités depuis un peu plus de cent jours maintenant, la CTC est, pour la population insulaire, « la » véritable institution politique de l’île.

La surdité de Manuel Valls est d’autant plus dangereuse que, dès le mois de mai 2015, l’assemblée de Corse adoptait une déclaration solennelle demandant « aux plus hautes autorités de l’État de prendre la mesure de la situation nouvelle ». Peuvent-elles vraiment se permettre de l’ignorer ? N’est-ce pas prendre le risque, en se figeant dans une rigidité toute jacobine, d’un pourrissement de la situation, voire d’assister au retour de certaines dérives violentes de la part d’éléments incontrôlés, fussent-ils isolés [^2] ?

Aujourd’hui, la précarité frappe particulièrement la jeunesse corse, quand 20 % de la population insulaire (soit 60 000 personnes) vit au-dessous du seuil de pauvreté. Les nouveaux élus nationalistes doivent en outre, comme tous les responsables de collectivités territoriales de France, se débattre avec la baisse des crédits de l’État, opérée au nom des politiques de lutte contre les déficits publics. Pis, « l’État ne joue-t-il pas avec le feu ? », comme s’en inquiète Jean-Guy Talamoni (voirencadré p. 21), au nom de calculs politiciens, voire « d’un antinationalisme primaire » ?

Crises multiples

Car la Corse et ses nouveaux responsables issus de la mouvance nationaliste doivent aujourd’hui relever des défis majeurs. Dès leur prise de fonction, ils ont dû faire face à plusieurs crises, en une sorte de résumé des problèmes qu’ils devront tenter de résoudre durant leur mandature. Mandature d’autant plus courte – et l’État serait-il tenté de jouer la montre ? – qu’elle ne doit durer que deux ans, avant de nouvelles élections, les réformes territoriales prévoyant la création au 1er janvier 2018 d’une collectivité territoriale unique, la CTC absorbant en quelque sorte les deux départements de Haute-Corse et de Corse du Sud. À noter que les élus nationalistes soutiennent ce processus, qui verrait l’île et ses 320 000 habitants cesser d’être administrés par trois assemblées élues [^3].

Leurs discours d’investiture à peine prononcés, les élus ont dû affronter trois des problèmes cruciaux de la société corse. Dans une cité pauvre à forte population immigrée, en périphérie d’Ajaccio, des pompiers essuyaient des caillassages au cours de la nuit du 24 décembre dernier. Cette agression de pompiers, figures très respectées dans une île méditerranéenne souvent en proie aux incendies, avait déclenché une explosion de colère, non sans dérapages racistes, envers les habitants de ce quartier [^3]. Le calme, revenu non sans mal, reste précaire.

Par ailleurs, deux crises plus structurelles et anciennes ont rebondi. D’un côté, le problème des déchets, avec une saturation de la solution de l’enfouissement, et sur fond de malversations mafieuses typiques des sociétés méditerranéennes sur cette question. De l’autre, l’épineuse question du transport maritime (et de la fameuse « continuité territoriale avec le continent »), avec un secteur privatisé sans beaucoup de précautions pour l’intérêt général ni pour ses salariés. Sur ces deux sujets, le nouvel exécutif devra trouver des solutions rapidement. Avec pour priorité, insiste Gilles Simeoni, « l’intérêt des Corses et de la collectivité ». Ces crises montrent en tout cas l’ampleur de la tâche qui attend les nouveaux élus. Une tâche qui ne pourra s’accomplir sans dialogue avec l’État, sinon un soutien substantiel.

[^1] Devant la liste Giacobbi (PRG et divers gauche, alliés au PCF, à 28,5 %), celle de la droite réunie (à un peu plus de 27 %) et le Front national, qui fait sa première entrée à la CTC avec 9 %.

[^2] Une branche dissidente du FLNC, le groupe dit du 22 octobre, a annoncé sa « démilitarisation », dans une conférence de presse, le 2 mai, et a confirmé cesser les actions militaires sans toutefois déposer définitivement les armes…

[^3] Évolution contre laquelle la vieille classe politique clientéliste, souvent élue dans les départements appelés à disparaître, freine des quatre fers.

[^3] On entendit scander le slogan « Arabi, fora ! » (« Les Arabes dehors ! »). En outre, le 29 avril, une salle de prière musulmane a été incendiée, la LDH faisant le lien avec les débordements racistes de décembre.

Société
Publié dans le dossier
Le renouveau du nationalisme corse
Temps de lecture : 11 minutes

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