Prendre la parole sans prendre le pouvoir ?

Le « mouvement des places » et, plus récemment, Nuit debout ont concentré sur la prise de parole et l’écoute collective leur rêve d’une démocratie neuve, authentique, réinventée.

Ingrid Merckx  • 11 octobre 2017 abonné·es
Prendre la parole sans prendre le pouvoir ?
© photo : AFP

Libérer la parole mais ne pas la monopoliser. La minuter pour laisser parler les autres. Ne pas la garder. Éviter l’appropriation. Ce fut une obsession à Nuit debout. Jusqu’à l’absurde : le déversoir qu’a pu devenir l’assemblée quand les prises de parole se succédaient en roue libre, cathartiques peut-être mais tournant à vide. Ou l’impasse dans laquelle ont pu s’enliser des débats de haut vol sur les modalités mêmes de la prise de parole. Ce que montre le film L’Assemblée, de Mariana Otero, avec un angle serré sur la commission démocratie et sa tentative éperdue de réinventer la manière de prendre la parole. Ces deux extrêmes ont profité d’un même accueil patient et attentif : respecter la parole de l’autre, quel qu’il soit. Son discours était commenté en direct par le biais d’un code silencieux valant réponse individuelle, geste collectif, presque « geste » collective : mains en l’air pivotantes pour dire « d’accord », bras croisés devant et poings fermés pour dire « pas d’accord », avant-bras moulinant pour dire « déjà dit »…

Avant Nuit debout, d’autres assemblées ont testé de telles syntaxes de l’écoute. C’est dans l’ADN d’Act Up, par exemple, cas d’école de l’empowerment militant. C’est surtout commun à ce que certains nomment le « mouvement des places » : Occupy Wall Street et Indignés. « L’assemblée est un espace de rencontre, à partir de l’égalité entre des personnes qui partagent une fin commune, qu’il s’agisse d’une volonté : d’informer, de délibérer ou de décider », enseigne le Guide de dynamisation des assemblées, le manuel de l’Indigné. « Il s’agit de penser collectivement un thème, une situation ou une problématique […], il n’y a pas d’obligation d’aboutir à une décision. » Prendre le temps de penser, d’abord, sans la pression du « pour quoi faire ? », question du siècle dernier.

Sans obligation performative, la décision est une issue positive, mais l’absence de décision n’est pas un échec puisque la réunion a permis de faire émerger la nécessité de se donner du temps. Une autre vision du consensus ? « Qu’est-ce qu’une assemblée populaire ? C’est un organe de prise de décision participatif et qui cherche le consensus, apprend le manuel de l’Indigné. On cherche les meilleurs arguments pour prendre la décision la plus en accord avec les différentes opinions. Il ne s’agit pas de choisir entre des positionnements opposés, comme il arrive souvent lors des votes. Son développement doit être pacifique, dans le respect de toutes les opinions. » D’où la remise en cause presque épidermique de la validation par le vote et la quête d’autres modes de décision (lire ici).

Le processus a ses limites : ceux qui sont le plus présents pèsent davantage dans les débats. Le risque point d’homogénéiser les assemblées (exit ceux qui s’occupent d’enfants, les travailleurs salariés…) et de favoriser les thèmes majoritaires. Ou de reproduire les rapports de domination : que de commentaires a suscité la non-mixité d’une commission Féminismes en ce qu’elle pouvait dissoner avec l’esprit d’égalité prétendument inhérent à Nuit debout ! Mais, comme certaines féministes du Mouvement de libération des femmes (MLF), des afroféministes ou des féministes musulmanes, celles de Nuit debout ont constaté que, même dans les mouvements des places, les hommes prennent davantage la parole et plus longtemps. « Alors, me direz-vous ? Est-ce grave de ne pas avoir le même temps de parole ?, interroge sur son blog la cofondatrice d’Osez le féminisme, Caroline De Haas, en défendant la commission non-mixte de Nuit Debout. Observez dans n’importe quel espace social comment se conquiert le pouvoir. Comment progressent les carrières. Comment naissent les responsables politiques, économiques, sociaux ou culturels. Par la parole. Donc oui, l’accès à la parole est déterminant. »

La critique la plus virulente de la démocratie directe tentée par le mouvement des places vient peut-être du Comité invisible : observant les débats de la Puerta del Sol, à Madrid, il fustige dans À nos amis (La Fabrique) la bureaucratisation des commissions, qui a eu raison des plus endurants, les anarchistes soumettant au vote le fait de ne plus voter, les trotskistes sabotant le scrutin et, la soif de pouvoir n’étant pas assouvie, l’ennui qui s’est s’installé… « Le mouvement des places fut, d’un côté, la projection ou plutôt le crash sur le réel, du fantasme cybernétique de citoyenneté universelle, et, de l’autre, un moment exceptionnel de rencontres, d’actions, de fêtes et de reprise en main d’une vie commune », admet-il néanmoins, bon joueur en… 2014, deux ans avant Nuit debout.

« Nous restons en quête d’une nouvelle hégémonie », conclut le philosophe Patrice Maniglier à la fin du numéro des Temps modernes consacré au mouvement français. Une clé de lecture qu’Étienne Tassin juge contestable, rapporte Antoine, de la commission éducation populaire, en rendant compte d’un débat entre les deux philosophes. Selon Tassin, il faut réviser notre compréhension d’un « agir politique collectif ». « Il rappelle qu’agir, c’est parler, et que parler, c’est agir », résume Antoine. L’organisation de la parole est en effet l’activité principale des assemblées. Il existe des équipes pour chaque étape : les tours de parole, la coordination, mais aussi des « facilitateurs » et un « rotatif de modération »… « Ce sont les personnes chargées de favoriser une atmosphère d’échange d’idées fluide et positif, avec un ton le plus objectif possible. Si nécessaire, [elles] pourr[ont] soulager certaines tensions… », précise encore le guide des Indignés. Sans oublier les traducteurs, y compris en langue des signes, et les chargés de comptes rendus. Même apprentissage à Nuit debout. L’autonomie des commissions – sous-groupes visant à faire remonter des propositions à l’assemblée – l’emportant parfois sur la décision en assemblée. « Des processus hégémoniques sont apparus au sein de Nuit debout-Paris et […] certains se sont construits à l’aide des outils numériques », confirme Antoine. Mais il précise : « Cependant, une bonne gestion de ces outils a également permis à certaines commissions d’échapper à la constitution de “cercles d’insiders”. » Prendre la parole sans prendre le pouvoir, ce serait donc possible. Surtout quand on n’en veut pas…

« On ne prend pas la parole, on la transmet ! », défend ainsi un participant à Nuit debout filmé par Mariana Otero. Derrière l’auto-organisation partagée se dessinait un objectif commun : parler pour reprendre du pouvoir, mais ne pas prendre le pouvoir. Paradoxe, utopie, fantasme même, dirent quelques narquois oubliant que reformuler c’est aussi, un peu, changer la formule. L’assemblée de Nuit debout et ses alvéoles se sont élaborées en alternative participative à l’assemblée représentative réunie à l’Assemblée nationale. Pas de hasard si Mariana Otero les confronte à l’image et dans les plans de coupe : l’une est comme le contrechamp de l’autre (voir ici). _« Toutes valeurs et tous principes, en particulier dans le domaine politique, ayant été soumis à un jeu de massacre sémantique durant tant d’années, les mots n’ont plus de sens, constate Benjamin Sourice, dans La Démocratie des places (éd. Charles Léopold Mayer). La seule façon de leur en redonner sera de les expurger un à un, de les faire sortir de la sphère du double sens et de la manipulation. » La libération de la parole, dont l’assemblée de Nuit debout était le théâtre, était donc également une opération de nettoyage. Quasi un rituel de purification de mots qui passaient au tamis d’un groupe légitime parce que présent et partageant, au moins momentanément, le même projet. « Le premier de ces mots que le peuple des places s’est réapproprié à travers toute l’Europe ne pouvait être que celui de “démocratie”, confirme Benjamin Sourice, c’est-à-dire l’affirmation par le peuple de son propre pouvoir, de son existence et de son logos, de sa capacité à penser et à se penser ainsi que le monde qui l’entoure. »

Prendre la parole pour relégitimer le dire. Puis se réapproprier le récit du progrès social à travers une revendication d’immédiateté et d’authenticité. « Nuit debout est partout, ses voix ne pourront jamais être réduites à une seule, déclarent les signataires de #32 mars (Le Cherche Midi). Cette sensation qui gave nos esprits de lassitude, de dégoût, nous l’éprouvons tou(te)s. Nous nous taisons, souvent. Trop souvent. Ici se situe le point de départ, le point de fusion. » Sortir du silence devient, quelques pages plus loin : « Nous exigeons que la politique nous soit rendue, que de nouvelles pratiques viennent nous redonner voix. » Parler pour récupérer sa dignité. Mais ne rien revendiquer, car cela serait rentrer dans le même processus destructeur que les professionnels de la politique : « Leurs modes de décision, les mots qu’ils ou elles emploient, les compétences qu’ils ou elles demandent, éloignent, complexifient et rendent impossible notre participation. » La communication devient le terrain de la contre-attaque. Le Web et les réseaux sociaux, des armes nouvelles : « Finis les meetings où on écoute passivement les tribuns, poursuit #32 mars. Il n’y a plus d’élève ni de professeur. Nous sommes là pour échanger, les informations circulent, les relais sont innombrables. Nous créons nous-mêmes nos outils d’éducation populaire pour réapprendre à nous mêler de la vie politique. »

L’outil du non-monopole, c’est la circulation de la parole, le mouvement, le principe de relais. Et en cas de désaccord ? « Si des divergences sur les moyens et les motivations idéologiques apparaissent et semblent insolubles, alors c’est le “fork”, conceptualise #32 mars. Le groupe se sépare en plusieurs entités distinctes qui ne cherchent pas à se convaincre ni à s’absorber mutuellement. Elles collaborent ponctuellement. » Pas de pouvoir central ni individuel mais la multiplication de petites communes : « La gente s’investit dans les quartiers, elle s’érige en contre-pouvoir local. » De quoi faire remonter des souvenirs à la surface ? « Au début des années 2000, un seul et même débat faisait rage dans les milieux altermondialistes », rappelle le politiste Gaël Brustier dans #Nuit debout (Cerf). « Peut-on transformer la politique sans s’emparer du pouvoir ? C’était la version continuée du Que faire ? léniniste […]. Les initiateurs de Nuit debout, protagonistes ou héritiers des manifestations et échauffourées de Seattle, Gênes, Annemasse, Hong Kong, sont conscients de l’écueil. »

Qu’est-ce qui a protégé Nuit debout de la récupération par la gauche institutionnelle ou de l’affirmation en parti indépendant ? Son désir fondateur d’horizontalité, affirme le politiste, et sa constitution rhizomique. « Étienne Tassin nous invite à distinguer “pouvoir” et “puissance” », rapporte encore Antoine, de la commission éducation populaire. Le fait même de se rassembler constituant la manifestation d’une « puissance ». Parler pour reprendre des forces, devenir une force.

À lire aussi dans ce dossier :

Quand dire, c’est faire… de la politique

Se parler, un processus décisionnel

Le Parlement vers un service minimum

Idées
Publié dans le dossier
À quoi sert la parole politique ?
Temps de lecture : 10 minutes