À gauche, défis et tâtonnements

Après le big-bang de la présidentielle, la reconstruction a commencé. Retour sur les questions et les enjeux qui occupent les quatre forces principales à gauche.

Patrick Piro  et  Pauline Graulle  et  Malika Butzbach  • 29 novembre 2017 abonné·es
À gauche, défis et tâtonnements
© photo : Thierry Zoccolan/AFP

Derrière ses petites lunettes rondes, ses yeux se plissent en un sourire timide. Après quinze ans passés à travailler aux États-Unis, le retour de Véronique dans la France de Macron est loin de ce qu’elle espérait. Des problèmes de dos, des heures de ménage dans un lycée… et bientôt le chômage : son contrat aidé dans une association sera supprimé début 2018. Les temps sont durs. Alors, quand elle a été tirée au sort par l’équipe de la France insoumise (FI) pour participer à la convention nationale du mouvement, Véronique a eu comme l’impression d’avoir « gagné au loto ». Ça lui a remonté le moral. Et voilà l’insoumise nîmoise devant l’espace librairie de la grande halle de Clermont-Ferrand, disant tout le bien qu’elle pense de Mélenchon et de son indéfectible « cohérence ». Dernier repère, dernier rempart dans ce monde où tout fiche le camp.

France insoumise : le défi de l’enracinement

Combien étaient-ils, le week-end dernier, à penser comme Véronique ? Très nombreux, sans doute. Il fallait voir la ferveur avec laquelle s’arrachaient les bijoux en forme de phi (le symbole du mouvement), le silence recueilli accompagnant le long discours introductif de l’ancien candidat à la présidentielle, l’application des 1 500 insoumis réunis autour de tables rondes pour discuter des actions à mener sur le terrain…

À vrai dire, cette première convention nationale post-présidentielle de la FI n’avait à peu près rien des congrès des partis politiques ordinaires : pas d’élection d’une équipe de direction, pas de motions. Pas même de discussions animées sur tel ou tel point de programme. Il s’agissait de se compter, de se rencontrer et de s’organiser, ensemble, pour envisager la suite.

La suite, justement, n’a rien de simple pour la FI. Quoi qu’en dise le député de Marseille, qui jouait les fanfarons dimanche – « la galère, elle commence pour Macron, elle finit pour moi ! » –, c’est une séquence délicate qui s’ouvre : celle de l’enracinement. Comment garder sur le long terme la dynamique militante de la présidentielle alors que débute une longue période sans élections ? Comment se pérenniser sans se scléroser ? Comment, enfin, faire sauter le plafond de verre qui a contenu les insoumis sous la barre des 20 % à la dernière présidentielle ?

Jean-Luc Mélenchon a sa réponse : la création d’un « mouvement gazeux », et surtout pas d’un « parti », avec tout ce que cela implique : l’adhésion payante et exclusive – donc potentiellement excluante –, la concurrence entre personnes, les désaccords stratégiques… « Nous sommes un mouvement ample, qui doit tenir compte de la multiplicité des engagements des militants, souligne Manuel Bompard, l’un des cadres de la FI. [Notre objectif]_, c’est de conjuguer l’autonomie et la cohérence. »_

Ce week-end, le mouvement entérinait donc sa forme « gazeuse » : une tête, des jambes, mais pas de corps intermédiaires… Côté « tête », pas de suspense : le chef reste le chef. C’est lui qui incarne. Lui qui donne la « ligne ». Lui qui règle leur compte aux mauvaises polémiques (autour de Danièle Obono ou de Raquel Garrido). Lui encore qui désamorce, en une formule habile, les sujets qui pourraient cliver en interne, et donc fragiliser le mouvement : la laïcité ou la sortie de l’Union européenne, par exemple.

Côté « jambes », la FI attend beaucoup de ses 5 000 « groupes d’appui », chargés de mettre en musique sur le terrain les trois campagnes de mobilisation. Dans l’ordre : la lutte contre la pauvreté, la sortie du nucléaire et la lutte contre la fraude fiscale, qui ont été choisies lors d’une consultation numérique. Autre tâche dévolue à ces structures autogérées de 15 membres actifs maximum – il s’agit d’éviter la constitution de potentats locaux : l’animation des réseaux sur le terrain, même en dehors des périodes électorales. « On veut pouvoir sortir des considérations électoralistes pour repolitiser en profondeur », indique Sarah Legrain, ancienne candidate aux législatives à Paris, qui organise, presque chaque week-end depuis la rentrée scolaire, des porte-à-porte dans les cités HLM du XIXe arrondissement de la capitale.

À Jean-Luc Mélenchon le choix des orientations politiques et de la stratégie, aux petites mains du terrain l’opérationnel. « On dira que tout ça n’est pas démocratique et ce n’est pas faux, lâche un insoumis passé, en un demi-siècle, par à peu près tout ce que la gauche compte de partis. Mais si vous entendez par démocratie ce qu’on voit partout ailleurs – des guerres intestines, des votes à n’en plus finir, des déchirements mortels –, alors oui, d’une certaine manière, je préfère sacrifier un peu de démocratie pour avoir plus d’efficacité. »

Et il en faudra, de l’énergie, pour les échéances qui se profilent. À Clermont-Ferrand, ce week-end, tout le monde avait déjà en tête les élections européennes de 2019, où la FI pourrait s’offrir quelques heures triomphales en incarnant la seule opposition claire à l’Europe néolibérale de Macron. Il y a aussi les municipales de 2020, qui risquent d’être moins une partie de plaisir : « L’idéal serait qu’on commence à s’organiser dès aujourd’hui pour constituer des listes communes avec d’autres formations politiques, notamment des groupes citoyens : c’est comme ça qu’en Espagne Podemos a pu s’implanter à Madrid et à Barcelone », suggère l’écolo « insoumis » (mais toujours membre d’Europe Écologie-Les Verts) Patrick Farbiaz. Une question qui, pour l’instant, n’est pas à l’ordre du jour.

PCF : le risque de la marginalisation

Comparé à la vigueur de la France insoumise, l’ancien allié du Front de gauche fait pâle figure. Le PCF, qui n’a pas présenté de candidat à la présidentielle depuis 2007, a essuyé le pire score de son histoire aux législatives : 2,72 % des suffrages exprimés, contre plus de 6 % (mais sous l’étiquette Front de gauche) en 2012, quelque 4 % en 2007, et près de 5 % en 2002. L’heure est donc à se demander s’il est encore possible de remonter cette pente impitoyable. D’autant que la concurrence est rude : la France insoumise partie à l’assaut des classes populaires, le cœur électoral historique du PCF, apparaît aujourd’hui plus en phase avec la société contemporaine que le gros paquebot peu maniable de la place du Colonel-Fabien…

Comme un symptôme de ce mal-être, les débats, ces dernières semaines, se sont cristallisés sur la date du prochain congrès « extraordinaire », au cours duquel sera élue l’équipe dirigeante. Répondant au questionnaire envoyé aux communistes (qui aurait reçu, selon la direction, plus de 13 500 réponses), les militants se sont prononcés à 49 % pour une tenue du congrès au mois de juin, et ce contre l’avis du secrétaire national (qui l’a finalement emporté) de le repousser en novembre. C’est que, si la contestation de la direction se fait pour l’heure mezza voce, Pierre Laurent n’a pas forcément hâte d’ouvrir les hostilités. Comme le signe d’un désaveu de son action, 9 communistes sur 10 jugent aujourd’hui que « la communication et la visibilité » du parti doivent constituer un des sujets centraux du congrès. Autre signe que le parti a perdu sa boussole idéologique, la consultation des militants a fait apparaître une demande de la base de revenir aux enjeux de la lutte des classes.

Seules lueurs d’espoir dans ce noir tableau : le maintien de deux groupes parlementaires, à l’Assemblée nationale et au Sénat, et l’émergence, bien que timide encore, de figures prometteuses comme Elsa Faucillon, Pierre Dharréville ou Sébastien Jumel. De nouveaux députés qui pourraient démontrer que le communisme peut aussi être une idée d’avenir.

Benoît Hamon : en quête d’implantation

Comment exister quand on n’a ni programme, ni parti, ni élus, ni financement ? Après le mauvais – quoique potentiellement porteur – score de Benoît Hamon à la présidentielle, les hamonistes repartent de zéro. En essayant, si possible, de faire de pauvreté vertu : les concurrents de la France insoumise saturent l’espace médiatique ? Ils incarnent à eux seuls l’opposition politique à l’Assemblée nationale ? Autant en profiter pour occuper le terrain, le vrai. Et, puisqu’il faut bien commencer par le commencement, tout miser sur l’implantation locale.

D’autant que, de ce côté-là, le jeune mouvement a au moins trois atouts dans sa besace. D’abord, son discours sur « l’horizontalité », censé créer l’émulation sur le terrain. Ensuite, le petit réseau issu des comités de soutien qui s’étaient constitués pendant la primaire, puis pendant la présidentielle, dans l’idée de sauver le « soldat Hamon » des griffes de Solférino. Enfin, une base de militants socialistes rompus aux techniques du militantisme, et sur laquelle les hamonistes entendent capitaliser.

D’où la création par le mouvement de 500 comités regroupant les citoyens à l’échelle municipale. « Le local permet de sortir des discours généraux et de regarder concrètement les solutions qui s’appliquent dans les villes et régions, explique Barbara Romagnan, ancienne députée socialiste frondeuse de Besançon. Pour l’instant, nous observons comment s’organise cette implantation afin d’avoir des retours d’expériences lors du 2 décembre », date à laquelle le « M1717 » (Mouvement du 1er juillet 2017) organise sa première réunion nationale de fondation au Mans et qui y dévoilera son nouveau nom.

Afin de donner un petit coup de pouce aux comités citoyens, Benoît Hamon s’est donc lancé, depuis septembre, dans une série de déplacements, notamment une « tournée des facs ». Mardi 21 novembre, il se rendait sur les terres de Martine Aubry. Au programme de cette journée lilloise, la visite de plusieurs sites sociaux, des temps informels avec les représentants de groupes locaux de la région (Dunkerque, Armentières, Villeneuve-d’Ascq…) et un discours final sur « la jeunesse en 2017 » dans un amphi bondé de l’université de Lille-II.

Reste à savoir si le mouvement saura dépasser la « hamonmania » et créer une véritable force politique. « Chez les étudiants, Hamon cartonne, car il a un vrai capital de sympathie. Mais, si les jeunes sont très dynamisants, c’est un public versatile, encore peu structuré politiquement. On ne doit donc pas en rester là », souligne Hervé Ducrocq, hamoniste lillois toujours encarté au PS.

Une autre stratégie consiste à se greffer sur des luttes locales. À Nantes, le comité se réunit deux ou trois fois par mois, s’est rapproché des soutiens de Notre-Dame-des-Landes et s’est mobilisé sur la question des mineurs isolés en participant, le 18 novembre, à l’occupation de l’ancienne école des Beaux-Arts. À Montreuil (93), où le comité s’est créé cet été via Facebook, « on voit deux catégories de personnes : celles qui veulent agir sur les questions locales, comme la régie publique de l’eau, et celles qui s’intéressent davantage aux questions idéologiques de fond », témoigne Luc Di Gallo, l’un des animateurs, qui souligne combien, dans cette ville qui compte de nombreux intellos précaires et intermittents, la question du revenu universel passionne.

C’est que le flou persiste sur la mesure phare du programme de Benoît Hamon à la présidentielle. « Il faut revoir la copie », estime Luc Di Gallo. « C’est une question difficile, car personne ne parle vraiment de la même chose », ajoute Hervé Ducrocq, qui anime la commission « Travail » à Lille. Sans véritable doctrine constituée, les militants sont en général laissés à leur propre interprétation. « À Montreuil, nous ne savions pas quelle était la position du mouvement sur la gestion municipale de l’eau, indique Luc Di Gallo. Nous avons déduit du chapitre du programme présidentiel dédié aux biens communs qu’il fallait défendre la régie publique. »

Si cette liberté convient à certains, d’autres sont plus méfiants, notamment sur les relations avec l’équipe nationale. « Nous n’avons pas été associés à l’organisation de la rencontre du Mans, on nous laisse faire sur le terrain mais, en même temps, on n’a pas beaucoup de rapport avec le national », grince un autre hamoniste. Comme chez les insoumis, une inquiétude demeure : le risque de transformer le mouvement en parti. « Ce serait dommage, lance Isabelle, qui a longtemps milité au PS avant d’en être dégoûtée. Les gens sont assez méfiants vis-à-vis du terme “parti politique”, et cela risque d’être un frein pour nous rejoindre. » Les fantômes de Solférino ne sont jamais bien loin.

EELV : un espoir de renaissance

À quoi sert de continuer d’exister quand Benoît Hamon s’est converti à la transition énergétique et que la France insoumise vient de placer la sortie du nucléaire au rang de ses priorités du moment ? Le récent recul de Nicolas Hulot sur la fermeture des centrales nucléaires avait ravivé chez Europe Écologie-Les Verts le sentiment d’être utile dans le débat public : le parti est en train de se faire piquer la place…

La dégringolade a commencé en avril 2014, quand les deux ministres EELV (Cécile Duflot et Pascal Canfin) décident de quitter le gouvernement Valls. Bien qu’ayant l’aval d’une majorité de militants, le geste activera une fracture latente aboutissant au départ de plusieurs cadres (dont la secrétaire nationale Emmanuelle Cosse), députés et sénateurs, les moins « à gauche ». Trois ans plus tard, l’échec du pari de la présidentielle – le retrait de la candidature Jadot pour jouer la carte Hamon – plombe encore plus le parti. Aujourd’hui, il lui reste une sénatrice et deux sénateurs : c’est un bond de vingt ans en arrière pour EELV, qui doit aussi composer avec une terrible crise de ses finances (les deux tiers des salariés du parti ont été licenciés).

Au bout de cet essorage, tout le monde l’admet dans les rangs écolos : il faut une réforme radicale ou c’est la disparition. Entre méthode Coué et raison gardée, le parti veut croire que son avenir est encore devant lui : si une frange importante de la gauche s’est laissé gagner par l’écologie, la concurrence, sur le papier, ne semble pas toujours à la hauteur : le productivisme appartient-il vraiment au passé, chez ces néo-écolos ? Sur des domaines qui gagnent en actualité – désarmement nucléaire, régionalisme, migrants, post-croissance, etc. –, EELV se voit encore en pointe avec ses analyses et ses propositions. Mais jusqu’à quand ?

Entre réagir d’urgence et prendre le temps d’aller au fond des dossiers, le parti a engagé à la fin de l’été une refonte dont la mécanique et le calendrier seront précisés par une feuille de route lors du prochain conseil fédéral (les 2 et 3 décembre), indique Julien Bayou, l’un de ses porte-parole. Les délégués écologistes s’étaient prononcés, en septembre, sur le processus (« décentralisé, large et ouvert »), lequel devra déboucher à la fin 2018 sur une convention enterrant EELV pour donner naissance à un nouveau mouvement. D’ici là, on peut s’attendre à de nouveau départs. Les plus dubitatifs sur la capacité du parti à rebondir pourraient se laisser tenter par la France insoumise ou les hamonistes.

À lire aussi dans ce dossier :

« La FI ne pourra pas faire l’économie du débat interne »

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