Lénine, précurseur de l’« islamo-gauchisme » ?

Le dirigeant bolchevik avait mis au jour l’alliance nécessaire entre les luttes du prolétariat et celles des peuples opprimés, en premier lieu musulmans, contre l’impérialisme.

Alain Gresh  • 29 novembre 2017 abonné·es
Lénine, précurseur de l’« islamo-gauchisme » ?
© photo : RIA Novosti/Sputnik/AFP

Voici un livre que devraient lire tous ceux qui, à longueur de colonnes, dénoncent « l’islamo-gauchisme » et soupçonnent ses adeptes d’avoir troqué leur foi en la classe ouvrière contre une adoration des musulmans, nouveaux damnés de la terre. Pour un peu, tous ces éditorialistes, qui n’ont pourtant aucune sympathie – c’est le moins qu’on puisse dire – à l’égard du communisme, accuseraient leurs adversaires d’avoir trahi les idéaux d’Octobre 1917 et de la révolution prolétarienne mondiale.

Et si, au contraire, Lénine était le premier révolutionnaire européen à avoir pris la dimension de l’ère de l’impérialisme et de la nécessaire alliance entre le prolétariat européen et les peuples de ce que l’on ne nommait pas encore le tiers-monde, en premier lieu les peuples musulmans ? À avoir rompu avec le dogmatisme de la IIe Internationale, qui ne voyait dans l’Orient que des pays archaïques, des peuples arriérés, des coutumes barbares ?

Dans cet ouvrage bien documenté, dense et clair, Matthieu Renault, tout en récusant l’idée, anachronique, d’un Lénine décolonial – « il n’y a chez lui, note-t-il, aucune trace d’un quelconque désir de rupture-déconnexion avec l’Occident » –, montre la place majeure qu’occupe chez le dirigeant bolchevik la question de l’articulation entre la lutte du prolétariat européen et celle des peuples opprimés, en premier lieu musulmans, et de la nécessité vitale de leur alliance contre l’impérialisme.

Dès le lendemain de la révolution d’Octobre, Lénine lance un appel : « Musulmans de Russie, Tatars de la Volga, Kirghizes et Sartes de Sibérie et du Turkestan, Turcs et Tatars de Transcaucasie, Tchétchènes et montagnards du Caucase ! Vous tous dont les mosquées et les maisons de prière ont été détruites, dont les croyances et les coutumes ont été piétinées par les tsars et les oppresseurs de Russie ! Désormais, vos croyances et vos coutumes, vos institutions nationales et culturelles sont libres et inviolables ! » Et le texte se poursuit en exhortant les Perses et les Turcs, les Arabes et les Indiens à s’unir au gouvernement révolutionnaire bolchevik. Puis, « dans un geste de haute portée symbolique, selon Matthieu Renault, [Lénine] ordonne la restitution à Tachkent du Coran d’Othman, l’une des plus anciennes copies du livre sacré », dont les Russes s’étaient emparés lors de la conquête du Turkestan et qui était conservé à Saint-Pétersbourg.

Cet appel et ce geste rendent compte de la longue évolution de la pensée de Lénine, entamée depuis la révolution de 1905 et qui le conduit d’abord à disséquer le caractère colonisateur de la présence russe aux marges de l’Empire, de l’Asie centrale au Caucase, colonisation qu’il rapproche de celle menée par la France en Algérie. Il va aussi, notamment après l’éclatement de la Première Guerre mondiale, approfondir sa réflexion sur l’impérialisme, son développement inégal, et conclure que la révolution n’est pas seulement à l’ordre du jour en Europe, mais également dans le monde colonisé.

Au premier congrès de Bakou des peuples d’Orient, convoqué en 1920 par les bolcheviks, au mot d’ordre « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » est substitué celui de « Prolétaires de tous les pays et peuples opprimés, unissez-vous ! ». Tout un symbole.

Et la place que Lénine assigne à ces peuples n’est en rien mineure ni subalterne : nous savons, écrit-il en substance, que les masses populaires d’Orient interviendront comme « une force révolutionnaire indépendante », comme des sujets politiques à part entière. Pour cela, il ne faut pas refuser l’adaptation de la théorie communiste, comme lui-même l’avait fait en étudiant le développement du capitalisme en Russie. Il faut « égyptianiser » le marxisme, expliqueront les communistes égyptiens dans les années 1940.

Pour Lénine, la Russie soviétique doit devenir le fer de lance de l’anti-impérialisme, d’où l’importance de rompre avec le passé « tsaristo-impérialiste ». Or, et Lénine en prendra conscience très tôt, les dirigeants bolcheviks eux-mêmes ne sont pas exempts d’un comportement de supériorité « grand-russe » à l’égard des peuples autochtones. Il tente donc, comme le note Matthieu Renault, « une stratégie de contrôle du centre sur “ses” périphéries orientales » visant « à limiter l’appétit de pouvoir des organisations communistes (russes) locales, trop promptes à endosser les vieux habits du colonialisme et à priver les masses indigènes de toute possibilité de décider de leur destinée ».

L’auteur déroule les épisodes de ce combat, depuis la création de la république du Bachkortostan jusqu’aux conflits autour de la création d’un Turkestan indépendant – des débats internes aux bolcheviks, dont Lénine ne sort pas toujours victorieux. Et qui doivent être replongés « dans l’histoire des péripéties, quasi quotidiennes, de l’expansion du processus révolutionnaire en Russie musulmane », mais aussi dans l’histoire concrète des premières années de la révolution, marquées par la guerre civile, le délitement de l’État, les interventions étrangères. Que Lénine y ait consacré tant de temps et d’énergie en dit toutefois long sur l’importance qu’il leur accordait. Le livre de Matthieu Renault nous permet de mesurer pourquoi et « d’interroger la portée décoloniale » de la révolution soviétique. Et si les « islamo-gauchistes » n’étaient, en fin de compte, que les petites-filles et les petits-fils de Lénine ?

Alain Gresh, fondateur du site Orient XXI

L’Empire de la révolution. Lénine et les musulmans de Russie, Matthieu Renault, Syllepses, coll. « Utopie critique », 148 p., 10 euros.

Idées
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