Procès de Tarnac – Jour 10

Témoignage clé dans cette affaire assez exceptionnelle : le journaliste-écrivain David Dufresne met les pieds dans le plat et oriente les débats sur la guerre des polices et le « péril rouge ».

Ingrid Merckx  • 27 mars 2018 abonné·es
Procès de Tarnac – Jour 10
© PHOTO : ALAIN JOCARD / AFP

David Dufresne est à la barre. L’ancien journaliste indépendant – qui se décrit maintenant comme écrivain et documentariste – vient d’expliquer à la présidente du tribunal ce qu’est un « habillage en termes de police ». « Vous croyez vraiment que les services de renseignements déclarent tout ce qu’ils font ? », demande-t-il, un peu interloqué, à Corinne Goetzmann. « Vous inversez les rôles !, riposte-t-elle en souriant. Ça n’est pas David Dufresne qui interviewe le tribunal mais le tribunal qui interroge David Dufresne… » Un peu piquée quand même, car l’auteur de Tarnac, Magasin général, met les pieds dans le plat.

Depuis qu’il est arrivé à la barre, il y a plus d’une heure – pantalon noir, chemise blanche, cravate noire, lunettes, petit bouc châtain foncé –, il rompt le match que joue ce procès depuis dix jours : le ministère public défend le travail de la police. En face, la défense se bat pour démontrer que les enquêteurs ont fabriqué le dossier de Tarnac.

David Dufresne, c’est la voix qui manquait à ce procès. Celle qui ne mâche pas ses mots et ne fait pas semblant. Il dit par exemple qu’il n’a jamais douté de la sincérité des prévenus et ne croit pas à la séparation des pouvoirs. Pour lui, le juge Thierry Fragnoli échangeait en permanence avec les services de la sous-direction antiterroriste, qui étaient en guerre avec la DCRI. L’époque était à la fusion des services de renseignements, à la fusion de la police et de la gendarmerie, à l’affaissement de la droite traditionnelle. L’affaire de Tarnac est arrivée dans ce contexte : il fallait justifier la « vente des services de renseignements », frapper fort pour effacer les retards de trains le week-end du 11 novembre 2008, brandir le « péril rouge » pour regonfler la droite. « Ils incarnaient le péril rouge », résume David Dufresne, en évoquant « eux », les prévenus. Qui boivent ses paroles assis derrière lui.

Parler vrai

« Je ne vais pas me lancer dans un débat philosophique sur la vérité… », avait précisé David Dufresne à la présidente qui lui demandait quelle était la part de fiction dans son livre Tarnac, Magasin général après lui avoir fait prêter serment _(« Je jure de dire la vérité, rien que la vérité »). Alors l’entière vérité, peut-être pas, mais le parler vrai, sans doute ? « La Sdat et la DCRI ne partageaient que la machine à café et se détestaient cordialement. Il y a une méfiance réciproque entre les deux services. À la Sdat, ils se pensent plus rigoureux, parce que c’est la police judiciaire. À la DCRI, ils seraient plus « lâches », en termes de méthode », se remémore-t-il.

Le procès de l’antiterrorisme vire au procès sur une guerre des polices qui n’avait pas encore complètement émergé à l’audience où les équipes, dans les différentes dépositions, se « prêtaient main-forte ». La présidente renvoie le secret défense, qui protège la police, au secret des sources, qui protège le journaliste. « Mais moi, je peux être attaqué en justice ! », objecte David Dufresne, qui avoue avoir eu une peur bleue des représailles et garantit avoir recoupé toutes les informations. « Je ne peux pas pourrir la vie de gens. J’ai des comptes à rendre… » Il rappelle que ni la DCRI ni la Sdat ne sont là, dans ce tribunal. « Résultat : dix ans de procédure », répète-t-il plusieurs fois pour mettre en avant une avalanche de dysfonctionnements dont son livre ne semble que la préface.

Travail d’information

« Quelle était la finalité de votre livre ? », demande une juge du tribunal, méfiante. « Me détacher de l’actualité et poursuivre mon travail sur le maintien de l’ordre », répond David Dufresne. La juge n’est pas satisfaite de sa réponse. Elle redemande, presque suspicieuse : « Votre objectif était-il de décrire des dysfonctionnements ? » « Ce livre, si vous l’avez lu [elle confirme], n’est qu’une succession de dysfonctionnements, sinon on ne serait pas là ! », riposte le journaliste-écrivain. « Vous avez fait votre travail d’information ! », tranche la présidente Corinne Goetzmann, en laissant apparaître la première discordance flagrante au sein du tribunal depuis le début de ce procès.

« La différence entre vos témoins anonymes et les miens, observe David Dufresne, c’est que je n’ai rien pour les forcer. Il faut qu’ils aient intérêt à me parler. Et leur intérêt, c’est la guerre des services. J’ai vu beaucoup de souffrance chez certains policiers qui n’étaient pas d’accord avec les ordres… », poursuit-il en rappelant que beaucoup de journalistes ont été également « influencés ».

Par exemple, le criminologue Alain Bauer a lui-même acheté 40 exemplaires de L’insurrection qui vient pour l’adresser à certains avec un petit mot : _« Intéresse-toi à ça ! ». David Dufresne évoque aussi Pierre Sellier, personnage truculent, la « zone grise ». En service commandé pour Bernard Squarcini, ancien commissaire de police et préfet. Il avait un compte à rendre avec Alain Bauer. Il disait avoir des infos sur Tarnac. Sa théorie : les policiers « fleurs de Lys », d’extrême droite, en lutte contre l’extrême gauche…

Un « monde d’adultes »

« Jean-Claude Marin, procureur général, me répétait : « On est dans un monde d’adultes » , souligne David Dufresne. Ça veut dire : « On ne se fait pas de cadeaux » ». « Ça veut dire qu’on transmet des informations erronées ? » , demande la présidente. « Erronées, non… non, mais incomplètes… », lui répond-il sans hésiter.

Reste deux points « de faits », majeurs de son point de vue dans cette procédure : la carte bleue avec laquelle Yildune Lévy aurait retiré de l’argent à Pigalle à 2h44 du matin (ne pouvant se rendre coupable d’un sabotage à Dhuisy dans cette tranche horaire). Il n’en avait jamais entendu parler (pas un alibi préparé, donc). Et la balise qui aurait pu se trouver (de manière irrégulière, donc) sous la Mercedes dans laquelle la jeune femme roulait avec Julien Coupat.

Mathieu Burnel intervient plusieurs fois pour éclairer des points avec le témoin. Le grand gaillard dynamique a presque pris en main la défense du groupe. David Dufresne confie avoir attendu un an pour publier son livre. Il attendait que justice soit faite. « Mais on est encore là…, soupire-t-il, assez consterné dans son rôle de grand déniaiseur. Mon travail à moi c’est de chercher la vérité de chacun… » « Et comment faites-vous dans votre travail pour résister aux pressions ? », lui demande la présidente avec bienveillance. « Hé bien… j’ai changé de travail », sourit David Dufresne en retour.